PREMIERS BAISERS

Publié le par Edouard de Chamboisson

 

 

 

 

 

 

 

 Premiers baisers

 

 

 

 

 

 

Après une bonne nuit de sommeil, et le petit déjeuner copieux préparé par la grand-mère, je suis fin prêt pour emmener les chèvres dans les pâtures de Chambourg. Je me dirige donc pour sortir de la maison et j'ai comme une hésitation, je pense avoir oublié quelque chose. Soudain, je me souviens, Gisèle doit venir avec moi à la prairie et elle ne s'est pas levée. Je tire le rideau de séparation de la chambre et de la pièce commune. Je me mets au pied de son lit, et je tire doucement les couvertures vers moi. Dans son demi-sommeil, elle tente de les retenir. Il fait plus frais dans cette partie de la maison.

La pièce commune est chauffée par la cuisinière à bois que la grand-mère a rechargée en se levant de bonne heure comme à son habitude. Les grands rideaux séparent les deux pièces, Ils empêchent la chaleur de se répandre dans toute la maison et j’ai un petit frisson. Gisèle râle dans son sommeil pour manifester son mécontentement, ses épaules sont découvertes et elle va bientôt comprendre ce qui se passe. Je l'appelle alors en remuant légèrement ses pieds que je sens sous la couette. Elle s'assied doucement dans le lit et me regarde comme un émerillon regarderait un souriceau après huit jours de jeûne. Avant qu'elle ne se mette à m'interroger, je lui rappelle qu'elle souhaitait venir à la prairie ce matin et je me retire de la chambre sans attendre de réponse.

La grand-mère a déjà détaché les chèvres, elles se sont précipitées à l'abreuvoir, celui-ci est vide, aussi je me hâte de pomper pour que les bêtes puissent boire avant de descendre au pied du château. Sans s'être gorgées d'eau, elles se précipiteraient à la rivière pour étancher leur soif et le risque serait grand de voir l'une d'elles tomber dans l'Indre et s'y noyer. La grand-mère entre dans la maison et en ressort avec une petite musette en toile de jute que je passe autour de mon cou en la balançant dans mon dos, c'est mon casse-croûte.

La grand-mère y a probablement joint une petite bouteille d'eau pour me permettre de tenir jusqu'à midi. Pour moi, midi, ce sera lorsque le soleil sera juste au-dessus des arbres qui bordent l’Indre et que l'ombre se reflétera dans l'eau, pile sous lui-même, il sera alors l'heure de rentrer les chèvres à l'écurie. Au moment de partir, j'aperçois Gisèle, elle passe la tête par la porte et je m'attends à ce qu'elle se manifeste, mais il n'en est rien. Je suppose qu'elle me rejoindra plus tard, quand le soleil sera plus haut dans le ciel et qu'il diffusera une chaleur plus conséquente. Chaleur pénétrant jusqu’au cœur pour donner l’envie de vivre et le pouvoir de regarder le jour en face. Le chien Pataud, le gardien de chèvres court dans tous les sens, prêt à tenir son rôle de surveillant général du troupeau. Il manifeste clairement par un pincement de mollet à la patte arrière du bouc son intention d'être le patron du groupe. Il est clair que ce matin, sa forme incontestable va me créer des ennuis, il faut donc que je lui commande de venir au pied. Je lui prends alors la patte droite, et la lui glisse dans son collier. Cette façon de pratiquer va ralentir ses envies de courir et surtout, ralentir sa course et le fatiguer. Pataud a compris, il sera jusqu'à ce que je le libère, attentif à mes commandements.

La grand-mère a ouvert les barrières et les chèvres attendent qu'elle sorte de la cour pour bondir. La grand-mère traverse la route et avance sur le chemin des guérets puis s'arrête.

Elle inspecte ma tenue et satisfaite, me tend son bâton, il me servira à tapoter les chèvres si celles-ci n'obéissent pas à ma voix lorsque je leur donnerai les ordres.

C'est le départ, Pataud frétille. Les chèvres ont pris de l'avance, elles sont déjà arrivées auprès de la maison des deux sœurs centenaires. Deux femmes inséparables, elles marchent avec lenteur, courbées par le poids du temps dont les traces sont visibles sur leurs visages burinés. Les sillons tracés par les larmes de solitude ressemblent aux fissures des failles souterraines, profondes et indessinables. Leurs cheveux eux aussi gardent l’empreinte des âges, épais et filandreux, ils ont la couleur des neiges éternelles.

Les sœurs marchent le dos courbé, leurs têtes sont entraînées ainsi que leurs regards vers des abîmes que seuls leurs esprits devinent. Les jambes épaissies par un poids sans cesse grandissant tout comme le tour de leurs tailles, engoncées par des robes grisâtres. Elles s’accompagnent de cannes de bois aussi vieux que les mains rabougris dont les rides brunies se confondent avec les torsades en s’appuyant sur elles. Les besognes d’homme et le nombre des saisons ont eu raison de leur féminité. Sur leurs lèvres supérieures, sous un nez fin et digne, se dévoile un duvet naturel. Le menton est recouvert de poils en désordre, encore bruns. Leurs voix devenues graves rappellent celles des hommes du village.

Avec toutefois en plus, une lenteur précise et une résonance caverneuse de celles dont la longueur de vie a laissé une empreinte sur la parole. Elles accompagnent par un martèlement de canne chacun de leurs mots, comme pour asséner des vérités à des enfants têtus.

Au village, les gens pensent qu’elles sont protégées par un sortilège, tordues comme elles le sont, toujours debout, vaillantes, les yeux au sol se contraignants à les tourner de temps en temps vers le monde en lançant des regards de devins. Ces deux corps déambulent parfois la nuit tombée pour se rendre Dieu sait où ! Le silence de leurs déplacements semble être encore un signe. Comme une marque qu’aurait déposé dans un autre temps sur deux berceaux, le même jour et à la même heure d’inavouables personnages que chacun s’imagine maléfiques. En effet, pourquoi les pères, les mères, les enfants parfois auraient-ils cessés de marcher et de vivre alors que ces deux femmes silencieuses continuent leur chemin ? Je me presse de passer devant leur maison pour rejoindre les chèvres afin qu’elles n’aillent pas brouter les feuilles et pourquoi pas les fleurs sur le bord du chemin, le long des habitations. Il vaut mieux éviter les problèmes de voisinage. La descente vers les prairies se passe sans incident et j'envoie Pataud arrêter le troupeau avant d'arriver sur la route de Azay à Chambourg.

Il pourrait y avoir un camion de laitier, un coquassier, un vélo ou une charrette attelée, car les chèvres sont comme les poules, un peu sottes devant un événement imprévu. Tout est normal, le troupeau traverse. Pataud a déjà pris position, sans que je le lui demande sur la route, derrière le passage, après le petit espace réservé aux châtelains, en face du portail au pied du bois.

Tout cela se synchronise pour que les chèvres ne puissent pas dépasser cette limite et continuer ainsi leur route vers Azay. Contraintes de prendre le seul itinéraire offert, les bêtes l'empruntent et pénètrent ainsi dans la prairie de Chambourg en passant le promontoire, pointe de la fosse rivière, terre plein l’isolant de sa grande sœur l’Indre.

Je vais pouvoir respirer, à partir de maintenant, il n'y a pratiquement plus de danger, les bêtes vont pouvoir s'ébattre sur des kilomètres d'herbages gras et verdoyants. Pataud attend sagement en me regardant, je lui détache la patte, c'est lui maintenant le responsable, il va faire le plus gros du travail de surveillance. Il sait que les chèvres ne doivent pas s'approcher de l'eau  ni s'éloigner de plus d'une centaine de mètres de moi.

Les deux impératifs sont gravés dans son esprit et gare s'il y a ne serait-ce que tentative de manquement à ces instructions! Les sœurs marchent le dos courbé, leurs têtes sont entraînées ainsi que leurs regards vers des abîmes que seuls leurs esprits devinent. Les jambes épaissies par un poids sans cesse grandissant tout comme le tour de leurs tailles, engoncées par des robes grisâtres. Elles s’accompagnent de cannes de bois aussi vieux que les mains rabougris dont les rides brunies se confondent avec les torsades en s’appuyant sur elles. Les besognes d’homme et le nombre de saisons ont eu raison de leur féminité. Sur leurs lèvres supérieures, sous un nez fin et digne, se dévoile un duvet naturel. Le menton est recouvert de poils en désordre, encore bruns. Leurs voix devenues graves rappellent celles des hommes du village. Avec toutefois en plus, une lenteur précise et une résonance caverneuse de celles dont la longueur de vie a laissé une empreinte sur la parole.

Elles accompagnent par un martèlement de canne chacun de leurs mots, comme pour asséner des vérités à des enfants têtus.

Au village, les gens pensent qu’elles sont protégées par un sortilège, tordues comme elles le sont, toujours debout, vaillantes, les yeux au sol se contraignants à les tourner de temps en temps vers le monde en lançant des regards de devins. Ces deux corps déambulent parfois la nuit tombée pour se rendre Dieu sait où !

Le silence de leurs déplacements semble être encore un signe, une marque qu’aurait déposé dans un autre temps sur deux berceaux, le même jour et à la même heure d’inavouables personnages que chacun s’imagine maléfiques car, en effet, pourquoi les pères, les mères, les enfants parfois auraient-ils cessés de marcher et de vivre alors que ces deux femmes silencieuses continuent leur chemin ?Je me presse de passer devant leur maison pour rejoindre les chèvres afin qu'elles n'aillent pas brouter les feuilles et pourquoi pas les fleurs sur le bord du chemin, le long des habitations.

Il vaut mieux éviter les problèmes de voisinage. La descente vers les prairies se passe sans incident et j'envoie Pataud arrêter le troupeau avant d'arriver sur la route de Azay à Chambourg. Il pourrait y avoir un camion de laitier, un coquassier, un vélo ou une charrette attelée, car les chèvres sont comme les poules, un peu sottes devant un événement imprévu.

Tout est normal, le troupeau traverse. Pataud a déjà pris position, sans que je le lui demande sur la route, derrière le passage, après le petit espace réservé aux châtelains, en face du portail au pied du bois. Tout cela se synchronise pour que les chèvres ne puissent pas dépasser cette limite et continuer ainsi leur route vers Azay.

Contraintes de prendre le seul itinéraire offert, les bêtes l'empruntent et pénètrent ainsi dans la prairie de Chambourg en passant le promontoire, pointe de la fosse rivière, terre plein l’isolant de sa grande sœur l’Indre. Je vais pouvoir respirer, à partir de maintenant, il n'y a pratiquement plus de danger, les bêtes vont pouvoir s'ébattre sur des kilomètres d'herbages gras et verdoyants. Pataud attend sagement en me regardant, je lui détache la patte, c'est lui maintenant le responsable, il va faire le plus gros du travail de surveillance. Il sait que les chèvres ne doivent pas s'approcher de l'eau  ni s'éloigner de plus d'une centaine de mètres de moi. Les deux impératifs sont gravés dans son esprit et gare s'il y a ne serait-ce que tentative de manquement à ces instructions! Pour moi, ce sont là des moments de détente. Parce que, le calme, les bruissements du vent qui se glisse dans les feuilles des arbres en bordure de l’Indre et de la fausse rivière. Le bêlement des animaux, les aboiements de Pataud pour me prévenir en cas d'anomalie dans le déroulement de sa garde. Le clapotis de l'eau bercée par les vaguelettes qui se multiplient sous la poussée du vent, même quand celui-ci est faible.

Le frottement des roseaux les uns contre les autres ainsi que les milles et un petit bruit qui emplissent l'espace.

Par exemple, comme le chant des oiseaux, le froissement des herbes sèches par les mulots ou les rats dans les trous creusés en bordure des plans d'eau. De temps en temps un croassement, le flop d'un poisson retombant après le gobage d'un insecte. Les bulles formées par les gouttelettes en explosant comme un feu d’artifice que le soleil discret enjolive de ses feux.

Les arbres secs dont il ne reste plus que l'écorce pour faire illusion et leur garder le nom d'arbres, craquent, rongés par les intempéries, creusés par la décomposition progressive. Dévorés par les vers à bois, les nids de frelons, de guêpes, les nids d'oiseaux ou encore par les montées des eaux quand les crue s’installent, l’arbre n’est plus que l’ombre de lui-même. Le murmure du vent se faufilant au raz du sol en s’infiltrant entre les brins d’herbes. Les agitant en vagues, tantôt brillantes et tantôt veloutées, comme les cheveux paradant de millions de Néréides synchronisées n’attendant qu’un courant nouveau pour réaliser une figure folle de beauté. La prairie est verte de fraîcheur. Mon regard s’enivre d’ombres et de lumières. L’espace respire et vie en se noyant dans l’ordinaire d’un jour  de campagne.

Pataud s'agite, il me signale ainsi un changement dans notre environnement, mais un changement non agressif, de source reconnue par son odorat ou sa vision. Sortant de mes pensées, j'observe. Venant du bout de la prairie de Chambourg, j’aperçois le troupeau de vaches du père Harnois. Elles sont reconnaissables à leurs colliers de cuir brun, larges et épais, ainsi qu’au gourdin pendu et traînant entre leurs pattes, un gourdin en bois de chêne. En frottant au sol, cette masse, cette cinquième patte est en fait un moyen simple d'empêcher les animaux de courir. Il serait dommageable que la production du lait ou sa qualité soit gâtée par une fatigue excessive de ces ruminants s’ils se mettaient à courir sans raison au risque d’affolement. Le balancement naturel de la vache lorsqu'elle marche, s'amplifie quand elle court. Ce mouvement fait osciller la perche de bois qui se met au travers de ses pattes en gênant sa progression au risque de la faire tomber. La vache est prudente, et ne prendra jamais ce risque deux fois. Mon cœur se met à battre, j’aperçois une silhouette familière, c'est Odile, je le sais, Pataud remue la queue, il ne le fait que pour elle, elle aime le caresser et Pataud adore cela et il n’en faut pas plus pour faire une paire d’amis.

Odile est la fille à tout faire chez les Harnois. Quinze ans, grande, rousse avec des taches de rousseur sur le visage et les bras, de grands yeux verts, toujours souriante et gaie. Elle dit être bien chez les Harnois, ils sont gentils. Le petit Jeanny, le fils du jeune couple, les enfants du vieux Harnois n'a que quelques mois, c’est un enfant sage et calme, il ne lui pose pas de problème. Il n’y a pas de contre ordre dans la famille, seul le père décide et le reste de la famille s’adapte aux exigences du patriarche. Les travaux de la ferme ne lui sont pas trop pénibles, sa tâche essentielle est de pourvoir aux bons soins de l’enfant et les quelques travaux supplémentaires comme les lessives, la cuisine de temps en temps, faire les lits, les corvées de bois et le transport des boissons fraîches sur les lieus de laboure ou de moisson. De temps en temps aussi, comme aujourd’hui la surveillance des animaux dans la prairie et parfois dans les terres de fermage au tour de l’habitation. Elle n’est pas embêtée par les hommes de la maison, ce qui n’était pas le cas dans ses précédentes places. Elle avait fini par craindre les mains trop familières et les gestes quelques fois suivis de caresses dégoûtantes. Elle l'avait dit aux assistantes une fois. Celles-ci ne l'avaient pas cru ou n’avaient pas voulu la croire par commodité. Car où trouver des familles susceptibles d’accepter des enfants dont on ne connaît que si peu de chose, des enfants abandonnés, des mauvaises graines que même les assistantes ne veulent pas écouter. Elle m'avait dit cela en haussant les épaules et en m'affirmant qu'elle ne se laisserait plus jamais faire. Plus jamais, même si elle devait se faire punir par les assistantes. De toute manière elles se moquaient pas mal de ce qui pouvait lui arriver, pourvu qu'elle puisse être placée. Elle haïssait l'assistance publique car personne ne l'écoutait jamais, on la traitait de menteuse et de voleuse parce que les mauvais parents nourriciers l'exploitaient en la faisant travailler du matin au soir et ne la soignaient pas quand elle était malade et disaient du mal d'elle pour éviter d’être disqualifiés en temps que parents nourriciers. Elle haïssait l'assistance publique parce que cet organisme ne se préoccupait jamais de savoir ce qu'elle aurait aimé faire ou chez qui elle aurait souhaité être mise en pension ou simplement rester placée, au calme. Elle aurait souhaité un peu de repos, de tranquillité, d’amour peut-être. Elle haïssait l'assistance publique parce qu'elle n'avait jamais été présentée à une famille d'adoption. Elle haïssait l'assistance publique parce que, dès qu'elle aimait une famille pour sa gentillesse, on la changeait de ville ou de village. Odile a été abandonnée. Placée de nourrice en nourrice, avec l'espoir de retrouver un jour ses parents, elle résiste à toutes les attaques d'où qu'elles viennent. Cela juste pour pouvoir accomplir son rêve, avoir un jour sa famille et non pas une famille ou simplement un foyer d'accueil. En fait d’accueil disait-elle, c’est surtout mes bras pour le peut que cela leur coûte.

Ses propos me laissent pensif. J'ai eu quelques nourrices, je sais que j'ai une mère que je vois peu, je ne suis pas certain d'avoir un père, je ne me souviens pas de l'avoir vu un jour.

C’est pour cela, je me sens proche de Odile. Il est des vides de cœur et d’esprit qui ne se comblent que de rêves mais aussi de cauchemars et de manque de sommeil et l’absence d’une mère et d’un père sont de ceux là. Je la trouve belle Odile, je lui prends de temps en temps la main et nous marchons ainsi sans nous préoccuper de l'entourage car la nature est inoffensive pour ceux qui l’aime. J'aime ces moments privilégiés. J'aimerais parfois que cela dure toute la vie. Je suis donc heureux de la voir. Il fait beau et subitement, la journée que je trouvais jolie devient encore plus superbe, le soleil me semble plus chaud, plus brillant, plus lumineux, les couleurs m'entourent d’un halo vraiment agréable et je ne vois pas de nuages dans le ciel. Pataud vient de se lever, il regarde du coté de la route, assez éloignée de l'endroit que j'ai choisi pour surveiller les chèvres. A l'abri du vent et du soleil, j’ai une vision sur l'ensemble du troupeau entrain de se gaver de bonnes herbes, dont les jeunes pousses doivent faire frémir leurs babines. J'ai beau regarder, je ne distingue rien et pourtant, j’ai la certitude que Pataud a de bonnes raisons de me faire savoir par ses manifestations d’énervement que quelqu'un s’approche de mon refuge. Je distingue maintenant parfaitement Odile. Elle porte une robe bleue, une ceinture d'un bleu plus soutenu, des bottes de caoutchouc noir. Ses cheveux roux sont attachés par un ruban jaune qui fait ressortir leurs couleurs vives. Elle est un peu plus grande que moi. Je vais sur mes treize ans, et j'ai l'impression que nous allons bien ensemble. Je la regarde arriver avec admiration je changerai  mon regard lorsqu'elle sera proche de moi- mais pour l'instant, je me contente d'admirer ses formes, son visage et j’essaie de voir ses yeux. Je m'imprègne d'elle et quand je l'embrasserai pour lui dire bonjour, j'insisterai pour la respirer plus longtemps. J'ai déjà son odeur en moi et je frémis en attendant ce moment.

Elle a un grand sourire en m'apercevant, Je n'arrive pas à détacher mes yeux de ses lèvres qu'elle a pulpeuses et tellement douces lorsqu'elle les pose sur mes joues pour me dire bonjour.

Aujourd'hui, sans trop savoir ce que je fais, je la serre très fort tout contre moi et je n'arrive pas à détacher mes lèvres de ses joues. Elle rit sans chercher à se dégager, il me semble même qu'elle se colle un peu contre moi. J'ai l'impression de sentir ses jambes se frotter contre les miennes et sa poitrine, qu'elle a volumineuse, s'écraser contre mon torse, serait ce parce que nous sommes seuls ? Je dois être rouge, aussi rouge que ses cheveux, je ne sais si c'est de honte ou de plaisir, je sais seulement que je ne donnerais ma place pour rien au monde.

- ça va-t-y les amoureux ?

Je lâche subitement Odile en faisant un bond en arrière comme si j'avais été piqué par une bestiole. Je me sens comme un benêt. Comme coupable ! C'est Gisèle. C'est elle que Pataud a entendue tout à l'heure, j'aurais dû faire attention, elle va certainement se moquer de moi. Gisèle et Odile se disent bonjour, elles sont de bonne humeur. Elles sont tout sourire et se mettent à parler entre elles sans plus se préoccuper de moi, comme si je n'étais pas là, comme si je n'existais pas. Je me sens ridicule et inutile, seul. Gisèle a presque le même âge que Odile. J’ai l’impression qu’elles sont plus vielles que moi, beaucoup plus vieilles. Blonde autant que Odile est rousse, Gisèle a les cheveux très longs, des yeux en amandes de couleur foncée qui deviennent noirs lorsqu'elle est en colère. Avec ses lèvres minces et serrées, cela lui donne un air pincé en permanence, sauf, quand elle a besoin de quelque chose. Elle se transforme alors en Madone. Elle devient pour quelques instants un ange de gentillesse, son regard devient d'une douceur innocente, elle me fait littéralement fondre. Le regard s'arrondit, ses longs cils semblent s'allonger encore en noyant son regard, pour le rendre si triste que l'on ne peut rien lui refuser. Elle est comme cela ce matin. D'ailleurs elle me regarde ainsi que Odile, je crois bien qu'il va se passer des choses et je me méfie déjà, sans savoir vraiment ce qu'elles me réservent. Agréable ou désagréable? Je vois dans le regard de Odile une grande douceur et de la gentillesse dans son sourire doux. Dois-je me méfier comme je le ferais si Gisèle avait ce comportement, ou bien est-ce qu'elle me plaint déjà du bon tour que doit me gratifier Gisèle sous peu.

Je regarde dans la prairie où sont les chèvres. Au moins, là tout va bien.

Tu peux me présenter Claude V. ?

C’est une demande Gisèle, puis elle ajoute :

Mais sans que Régis soit au courant.

Une fois encore, elle a réussi à me surprendre. Elle connaît le rouquin depuis la petite école, ils ont le même âge.

Ils étaient cette année dans la même division, la dernière et ils attendent tous les deux le résultat du certificat d'études. Je le dis à Gisèle, elle me jette un regard froid et en quelques secondes, ce regard devient soupçonneux, scrutateur puis surpris. Je réfléchis à toute vitesse, elle veut voir Claude, elle ne veut pas que Régis soit au courant. Deux et deux quatre, elle est amoureuse de Claude et elle ne veut pas le lui dire ou alors elle n’en a pas le courage. C’est plutôt cela elle se dégonfle.

Je la pensais plus courageuse. Je comprends pourquoi elle souhaitait venir avec moi aux prés. Je suis sûre qu'elle savait que Odile viendrait aujourd'hui et son petit jeu pour soi-disant me surprendre n'avait qu'un but : me contraindre à l'aider. Il vient de se passer une chose importante ce matin, je me suis rendu compte, après la demande de Gisèle, que j'étais moi-même amoureux de Odile. Aussi, sans hésiter, j'affirme à Gisèle que je vais l'aider et parler d'elle à Claude. J'ai un petit sourire  car je viens de penser à nous quatre.

Je suis blond, Gisèle est blonde, Claude est roux et Odile est rousse et je me dis que Claude est un coureur de jupons et si Odile est comme lui, elle va peut être courir après ma culotte courte. Des images ne ressemblant ni à des bons points, ni à des images saintes me viennent à l'esprit.

Je regarde Odile et je me sens un peu troublé par ce que je viens d'imaginer. J'espère que cela ne se voit pas dans mes yeux lorsque je les fixe dans ceux d’Odile. Elle lève un regard sur moi à ce moment, j’en suis tout bouleversé. Gisèle m'affirme que Claude doit venir dans les prés ce matin, ce qui me surprend un peu. Il ne m'en avait rien dit et je fais part de ma réflexion à Gisèle.

Celle-ci m’affirme alors qu'elle a rencontré Claude hier après midi et qu'elle lui a laissé entendre que je voulais le voir. Il viendra donc pour toi, me dit-elle. Je commence à perdre pied. Le scénario est bien monté, tout est là, rien n'y manque. Gisèle m'a une fois encore utilisé et manipulé au profit de son bien-être. Enfin, aujourd'hui, je suis bon Prince, je suis amoureux de Odile. Gisèle, veut me montrer une certaine reconnaissance pour la promesse que je lui ai faite. Elle appelle Pataud et part dans la prairie. Elle s'éloigne de moi et de Odile. Celle-ci se rapproche déjà et m'entraîne gentiment dans un recoin, derrière un buisson, le long de l’Indre. Je me laisse faire car pour moi, rien n'est plus comme avant, je veux tout savoir sur les filles et surtout sur Odile, mon premier amour.

Il faut que tu l’aides, me dit Odile, Gisèle est amoureuse de ce garçon et tu es l’ami de Claude. Il faut que tu lui dises qu'elle l'aime mais qu'elle est trop timide pour le lui avouer. Et toi, tu m'aimes, me demande-t-elle à brûle-pourpoint. Je reste silencieux. Coincé, je suis coincé. Je balbutie, bredouille un oui que je veux convainquant, convainquant pour moi. Les sensations que j'ai éprouvées tout à l'heure ne peuvent être que de l'amour, sûrement ou alors, de quoi s'agit-il ?

Odile me prend dans ses bras, elle me colle contre elle en me manipulant comme un pantin et je me laisse faire une fois encore.

Je suis plutôt volontaire, pour apprendre, elle est si belle. Elle approche ses lèvres des miennes, comme je l'ai déjà vu faire par le directeur de l'école avec sa femme, quand ils se séparent le matin, lorsque la maîtresse part pour aller à l'école du haut. Je tends mon cou en redressant la tête et j'attends.

Ses lèvres touchent les miennes, doucement, j'ai l'impression de frôler du velours, je ferme les yeux. Mon cœur bat à tout rompre. Si je n'y prends garde, il va probablement sauter hors de ma poitrine. Mais comment faire pour le calmer d'autant plus que je sens contre mes lèvres un frottement, une pointe douce et ferme, un peu humide même, elle cherche à forcer mes lèvres, à les écarter. Ce doit être normal, aussi j'obéis à cette forme d'injonction et la langue de Odile m'envahit tout le palais, elle semble gonfler dans ma bouche, s'insinuer jusqu'à la gorge. Elle s’enroule parfois autour de ma langue comme un serpent autour d’une proie. Une bouffée de chaleur me monte à la tête et redescend jusqu'au cœur. Je me sens tout flasque tout à coup et l'instant d'après, prenant cette intrusion comme exemple, je repousse doucement sa langue avec la mienne et m'introduis à mon tour dans sa bouche en essayant d'aller le plus loin possible. Ce doit être cela un baiser. Je manque d’étouffer, je n'ai plus d'air, il faut que je respire à tout prix. J'avais bloqué ma respiration et subitement, comme le baiser se prolonge, j'arrive à respirer par le nez tout en continuant de fouiller les odeurs et les goûts que je découvre sur le bout de ma langue. En premier lieu, c'est doux, c'est chaud, c'est humide et agréable, comme du lait chaud avec un goût de miel. J'ai envie de rester comme cela, lèvres contre lèvres, en respirant des odeurs de son cou. Je l'enserre maintenant entre mes bras, la pressant contre ma poitrine.

D’abord, les mains sur les omoplates, bien écartées pour avoir plus de chair sous mes doigts. Puis, en descendant doucement les mains vers ses reins et ensuite sur ses hanches. Quelles sensations ! Mon corps se raidit, il semble se refermer sur lui-même, mes muscles travaillent sans cesse.

Des frissons s’emparent de mon dos. L’entrejambes lance des pulsions et mon caleçon me serre. Que c'est agréable l'amour ! Enfin nous nous séparons. Je recule ma tête pour regarder ses yeux. Ils sont brillants, un peu rouges peut-être, comme les miens le sont, je suppose. Nous reprenons notre respiration, sans un mot, doucement. Je suis heureux. Les garçons plus âgés de l'école nous faisaient voir de temps en temps leurs quéquettes, il me semblait qu'elles étaient si grosses des fois que j'avais honte de la mienne que je me gardais bien de faire voir. J'ai compris aujourd'hui que la mienne avait grossi autant que les leurs et je sais pourquoi. Décidément, c'est vraiment bien d'aimer. Surtout que je suis sûr aujourd’hui d’être comme les autres garçons et c’est à Odile que je dois cela ! Nous nous retournons soudain car Gisèle nous signale l'arrivée d'un autre troupeau de vaches. Il vient de la route de Chambourg. Ce sont les vaches de la famille Terreau du haut de Chamboisson. L'aînée des enfants accompagne les bêtes. Marie est très jolie, elle a dix-huit ans, elle nous parle de mariage. Elle a fait la connaissance aux battages derniers d'un garçon de Chambourg, le fils du café, en face de la poste, juste au carrefour. Il fait du football. Il est beau nous dit-elle et elle voudrait bien se marier avec lui. D'ailleurs, il vient encore aux battages cette année et Marie en est toute retournée, elle en est rose d’émotions et sa voix a un léger tremblement lorsqu’elle prononce le nom du jeune homme. Je me demande si chez elle aussi ça grossi ? Elle ne l'a revu que deux fois cette saison. Une fois au bal de l'assemblée de Chambourg où elle a fait trois danses avec lui. La seconde, à la projection d'un film à Azay sur Indre où elle était assise à côté de lui.

Quand il l'avait aperçu, il s'était installé à côté d'elle, en vitesse, car quelqu'un voulait cette chaise .Il lui a pris la main dans le noir et il l'a serrée très fort, à lui faire mal, mais elle n'a rien dit, elle l'a laissé faire, même si des larmes de douleur lui embuaient les yeux. Elle l'aime, elle en est certaine. Quelle matinée, je me demande si l'été n'y est pas pour quelque chose. Marie se tourne vers ses bêtes pour les surveiller. Elle les reconnaît sans difficulté dans ce troupeau grandissant mélangé aux autres bêtes, elles ont toutes un grand collier de cuir fin auquel est pendue une clochette de la grosseur de mes deux mains jointes, elles ont la particularité de ne tinter que lorsque l'animal se met à courir. Le balancier est guidé pour ne sonner que lors du dandinement chaloupé, particularité de ces animaux. Il ne manque plus que Claude V. pour équilibrer la réunion. Je me sens, en temps que seul garçon, quelque peu isolé au milieu des ces trois filles, surtout après les émotions que je viens de vivre, les émotions…et Odile. Je m'éloigne du groupe de femmes, Pataud m'accompagne et je remonte la rivière en direction de la sortie des prés. Mes pas sont mesurés, lents et courts. Je regarde le sol, la tête penchée vers la pointe de mes pieds rendus invisibles par l’épaisseur de l’herbe, ce regain de la nature généreuse. Le calme est revenu dans mon esprit. Je m’interroge, elle est plus vieille que moi, elle est belle, elle est grande, elle a son certificat d'études, elle m'a dit qu'elle allait aller travailler à Tours dans une famille dont le chef de famille est docteur. Elle va donc partir bientôt. Je crois qu'elle s'amuse avec moi. Pourvu qu'elle m'apprenne plein de choses avant son départ. Je reconnais que je voudrais bien toucher ses nichons et puis aussi ses jambes et puis aussi ses fesses.

Je suis arrivé en bordure de route, sans y prêter attention. Je regarde en direction de Chambourg puis d’Azay.

Je tends l'oreille et, j'ai l'impression d'entendre un sifflet. C'est Claude V.. Je vais donc l'attendre pour lui parler de Gisèle. J'ai décidé à l'instant de ne rien lui dire sur moi et Odile parce que, c'est peut être déjà fini entre elle et moi. Je ne dirai jamais à Claude le sentiment que m’inspire Odile par peur des moqueries. Depuis ce matin, je suis debout et la fatigue commence à se faire ressentir. Je m'assieds un instant en attendant Claude, directement sur le sol, non sans avoir regardé s'il n'y avait pas de fourmis, elles sont nombreuses en cette saison. Les fourmilières se multiplient, on en trouve vraiment partout. Celles occupées par les petites fourmis rouges sont légions. Elles sont agressives, leurs piqûres sont douloureuses. L’insecte est si petit que lorsqu’on les voit, il est déjà trop tard. Il ne reste que la douleur, une marque rougeâtre et les démangeaisons. Il y a aussi les fourmis volantes, celles particulièrement appréciées par les ablettes, plus grosses donc moins effrayantes. Je constate en m'asseyant que la musette que m'a remise la grand-mère est toujours pendue à mon cou et qu'elle se positionne d'elle-même sur mes genoux. J'ouvre le rabat en la déboutonnant avec difficulté, ses deux boutons sont plus grands que les boutonnières, enfin, c'est ce que je crois. La grand-mère y a disposé deux casse-croûte qu'elle a emballés dans un pochon de papier brun et debout, coincée entre les deux, une gourde en métal brillant, fermée par un bouchon de liège. Je sors la gourde, j'ôte le bouchon et je porte le goulot à mes lèvres. Je croyais que la grand-mère avait empli la gourde d'eau et j'ai la surprise de boire de la grenadine.

La boisson est fraîche, le sucré est agréable et je me rends compte que j'avais une très grosse soif. Le baiser m'a asséché le palais.

Il faut que je fasse attention dans l'avenir, quand j'embrasserai une fille de ne pas oublier de boire de l'eau.

Le Rouquin me fait des signes. Depuis l'épisode des hosties, Régis et lui se sont rapprochés de moi, ils ne se moquent plus jamais, ne me traitent plus de Parigot, ils me prennent pour un rescapé, après l'épisode du cercueil. Régis me dit qu'il a failli mourir mais que moi, j'ai vu et senti la mort. Ils sont, me semble-t-il, un peu admiratifs. Claude s'assied à coté de moi et commence à me raconter qu'il a aperçu la fille du docteur Bouchain en jupette jaune et que ça lui faisait ressortir son derrière. Elle avait, me dit-il, des petites chaussures de ville, noires et brillantes. Cela la faisait se tenir très droite et mettait en valeur ses deux petits seins sous le chemisier blanc. Le Claude, il en a encore l’eau à la bouche de sa vision. Ce n'est pas gagné, après cette évocation, je ne sais pas trop comment je vais lui parler de Gisèle. Je le sens tout émoustillé par la fille du docteur et je ne voudrais pas casser son rêve. Mais, quand il le faut, il le faut. Ainsi, j'attaque.

Dis donc, arrête de me parler d'un fantôme, cette fille est une peste et une allumeuse. Elle fait voir son cul à tout le monde, mais personne n'a le droit d'y toucher.

 Claude est un peu surpris, je ne parle jamais comme cela.

Peut-être, me rétorque-t-il, mais on peut toujours essayer.

Le Rouquin fait deux têtes de plus que moi. C'est un baraqué, avec des mains immenses au bout de bras de débardeur, il porte le pantalon long et ses parents ont décidé qu'il irait à Loches pour continuer ses études.

Les filles en général pensent que c'est un bon parti et les mères aussi. Il est calme, son regard est franc, je le connais bien aussi, j'ajouterais qu'il est coquin, dragueur et un peu voyeur; mais qui ne l'est pas ?

J'ai une mission, lui dis-je, Gisèle m'a chargée de te dire qu'elle voudrait sortir avec toi cet été.

Claude me regarde en levant les sourcils, interrogatif, surpris même.

Tu fais l'intermédiaire maintenant ?

Je t'en prie, insistais- je, elle m'a demandé, je le fais. En plus, tu viens de prendre une pelle avec la fille Bouchain, tu ne vas pas rester seul toutes les vacances. Elle n'est pas si moche que ça, peut être qu'avec elle ? ....

Je fais le silence derrière cette supposition à peine déguisée et Claude m'observe une fois encore en faisant une petite moue dont la signification ne veut certes pas dire non.

Sincèrement, me dit-il, j'avais pensé à bien des filles, mais pas à Gisèle, je croyais qu'elle était chasse gardée.

C'est à mon tour de le regarder dans les yeux avec, dans les miens un petit sourire surpris.

Tu as vraiment cru que je me réservais Gisèle ? Tu sais, pour moi elle est la petite-fille de ma nourrice c'est tout, et je ne pourrais jamais m'entendre avec elle, elle m'a trop embêté. Le plus grand service que tu puisses me rendre serait de sortir avec elle, ainsi, elle me foutrait la paix.

Le rouquin me donne un coup de coude, nous sommes arrivés. Les filles sont devenues silencieuses et nous ne sommes pas plus causants qu'elles. Il faut pourtant faire avancer les choses.

Vous connaissez toutes Claude V. !

Je suis surpris de m'entendre dire cela. Gisèle et Marie disent que oui, mais Odile ne l'avait jamais vu, ce qui est chose faite maintenant. Il faudra que je dise à Claude d'embrasser toutes les filles la prochaine fois.

Publié dans ROMAN

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