LA BONBONNE

Publié le par Edouard de Chamboisson

La Bonbonne

 

 

 

 

 

 

Les conversations prennent parfois des drôles de tournures. Notre petit groupe est en quête de complicité. Gisèle souhaite se rapprocher de Claude, moi je souhaite ardemment aller plus loin dans ma connaissance d’Odile. Marie sent les événements devenir intéressants, elle s'accroche pour que le groupe ne s'effrite pas. Elle se met à nous raconter l'aventure arrivée à son père car elle sent bien que les silences nous énervent et risquent de détruire ce début d'amitié naissante. Après avoir coupé puis lié en bottes le blé dans son champ, le long de la descente de Chamboisson à la route de Chambourg à Azay, mon père décide d'en commencer seul le ramassage. Il forme des tas de trois bottes croisées, en faisceaux avec en plus, une botte posée en travers sur le haut, telle une croix, pour remercier le seigneur de ses largesses. Les épis sont dirigés vers le ciel pour obtenir un bon et rapide séchage des grains mais aussi pour les protéger de l'attaque des prédateurs tels que les mulots ou les perdrix. Cette opération se fait à mains nues. C'est en saisissant l'une des bottes que mon père a soudain ressenti une forte piqûre. Il relève vivement sa main à hauteur de ses yeux pour observer à quel type de piqûre il doit faire face. En fait, il pense tout d'abord à un chardon, mais lorsqu'il voit les deux points rouges, resserrés, dont les bordures commencent déjà à brunir à l'entame de son bras droit, il a compris.

C'est un serpent. Rapidement, il se fait un garrot en se servant de son mouchoir. Il fait un double nœud et introduit entre le mouchoir et sa peau une grosse goupille de métal se trouvant dans la boite à outils, sur l’avant du tombereau, placée là pour tous ses déplacements. Il tourne jusqu'à ce que sa peau devienne blanche et lui fasse mal. Puis il essaie de retrouver la bête responsable de la morsure pour savoir la gravité de sa blessure. Il se sert de la fourche pour farfouiller sous les bottes encore en place et sous les tas les plus proches du lieu de l'incident. Il faut à tout prix qu'il sache. Est-ce un serpent venimeux ? Est-ce qu'il prend des risques en perdant du temps ? En quelques instants, il a l'impression de transpirer. Il se passe la main sur le front et constate que celui-ci est chaud malgré la température, il a donc un début de fièvre. Pour agir si vite, il s'agit certainement d'un aspic. Il ne l'a pas vu se sauver après son forfait et maintenant, il n'a plus le temps de chercher. Il faut qu'il fasse vite. Le docteur Bouchain est en visite à cette heure là, il ne voit plus qu'une solution : la Bonbonne. C'est la guérisseuse. Tous les gens ou bêtes piqués par un serpent, ont un lieu commun de ralliement situé à Morillon, à quelques kilomètres d’Azay en direction de Chédigny, en face du moulin à grains. Mon père dételle la lieuse et attelle le cheval au tombereau avec lequel il est venu dans le champ. Tous ces mouvements, il le sait bien, ne font qu'amplifier les risques, mais que faire d'autre car pour chaque minute passée, le venin se distille dans son organisme. Si rien n'est fait, avant que celui-ci n'arrive au cœur, transporté par le sang, c'est l'issue fatale. Maintenant, il quitte le champ, rejoint la descente de Chamboisson le haut, puis la route d’Azay.

Quel dommage que les Allemands aient détruit le pont du moulin et que la nouvelle municipalité ait condamné le nouveau pont métallique. Car alors, mon père aurait gagné beaucoup de temps.

Mais il est contraint de passer par le centre d'Azay et il en profite, malgré sa peur, pour s'arrêter un instant au café épicerie afin de crier à la patronne de faire prévenir chez lui de son aventure. Puis il repart en toute hâte, non sans avoir desserré un instant le garrot, il ne faudrait pas perdre la main en perdant la tête. Il a vu son bras. Il est enflé et bleui, il faut faire très vite. Morillon se trouve après le bois, il faut qu'il tienne jusqu'au bout, encore deux kilomètres. Cette carne n'avancera donc pas! Il sent qu'il perd conscience petit à petit et se concentre sur une seule chose, la fin du bois qu'il vient d'attaquer. Encore neuf cents mètres, le maïs est bien vert et très haut par ici. Encore cent mètres. Pourvu qu'elle soit là ! Le petit passage au-dessus du fossé est tout juste suffisant pour la largeur du tombereau. Le chemin est si court que l'animal doit tordre son cou pour que ses naseaux ne frotte pas contre le portail face à lui. A peine les roues sont-elles sur cette terre tassée, qu'il faut déjà contraindre l'animal à virer à angle droit sur sa droite et à stopper devant la seconde maison. La manœuvre se passe pourtant bien. La petite maisonnette à murs de pierres épaisses qui se laisse pénétrer après avoir descendu trois marches de pierres de taille grises et fait trois pas face aux trois portes et trois fenêtres de sa façade. Elle est située entre la route d’Azay et le chemin menant au bois de Morillon et se terminant à Chambourg en longeant une partie de l'Indre. C'est là que demeure la Bonbonne, petite bonne femme rondelette, toujours en mouvement. Occupée à ses chèvres, à son jardin au bord de l'Indrois. Le tout se situe sur une terre sablonneuse et légèrement humidifiée par la proximité du petit cours d'eau qui s'allongeant jusqu'à Azay. Poissonneuse et fraîche, transparente et vive, à cet endroit, la rivière n'est pas très large.

Elle est régulée par les vannes du meunier, il use et abuse quelquefois de sa position pour se constituer un vivier toujours empli d'eau à ras bord.

Certains disent que ce vivier était déjà là avant leur naissance et que des monstres doivent s’y trouver. Trop souvent, les manœuvres du meunier s'effectuent au détriment du bien de la communauté de Morillon et des cultures riveraines, car elles n'existent que parce que l'eau est à proximité. Si celle-ci venait à manquer, la perte serait catastrophique pour les fermiers qui les exploitent. Il y a bien sûr, comme dans toute rivière, des endroits constitués de trous d'eau profonds, ils autorisent la survie animale et participent aussi à préserver certaines cultures par l'arrosage, mais c'est insuffisant, le partage de l'eau n'est pas équitable.

Que ce soient les Charpentier, les Marchais, les Pavy ou toute autre famille bordant les cours d'eaux, chacun est chasseur et pêcheur et est touché par l'irrégularité du cours d'eau, surtout lorsque celui-ci n'est pas naturel. Cela finit par créer des situations conflictuelles entre le propriétaire du moulin et les riverains de l’Indrois. Le cours d'eau après tout, appartient à tous, les uns n'ayant pas plus de droits sur son cours que les autres. Ces problèmes se renouvellent tous les ans, en été, car l'hiver, tout le monde redevient solidaire, oubliant les conflits car cette petite rivière sans prétention, se déchaîne alors, inondant les terres en bordure de son lit.

Les années de fortes crues, le moulin lui-même, fierté de son propriétaire acariâtre et égoïste, se retrouve inondé des pieds aux fenêtres de son rez-de-chaussée. Alors les voisins du village participent sans mauvaise volonté aux travaux de sauvegarde du matériel de leur moulin.

Ils oublient tout naturellement les querelles de voisinage, preuves de vitalité durant la belle saison. La Bonbonne aide mon père à descendre du tombereau car, en le voyant transpirant et pâle, elle a tout de suite compris. Malgré sa petite taille, elle a tôt fait de soulever mon père.

Elle le fait entrer chez elle et l'assied dans un fauteuil de bois recouvert d'un tissu. Sa maison est sobrement meublée, trois chaises paillées, deux fauteuils avec celui où elle a installé son patient. Un épais rideau ouvert sépare la pièce unique, l'on peut voir un grand lit de bois dont la couche surélevée doit être moelleuse et chaude à souhait car, l’on distingue plusieurs épaisseurs de couettes. Mon père a perdu connaissance et la Bonbonne lui prend la main blessée, elle dénoue un instant le garrot puis le remet en place. Elle souffle sur la plaie, passe plusieurs fois sa main au-dessus en marmonnant des mots, tout en balançant la tête de haut en bas, puis de bas en haut. Elle se dirige vers un buffet dont elle ouvre la porte. Elle en sort une petite fiole ainsi qu'un verre. De la fiole, elle verse dans le verre quelques gouttes d'un liquide huilé, y ajoute un peu d'eau qu'elle prend d'une carafe. Elle remue enfin ce mélange puis, l'approche des lèvres de mon père en l'obligeant à boire. Il se met alors à tousser, comme pour dégager sa gorge afin de mieux absorber le liquide. Il ouvre les yeux et, d'un regard surpris, scrute l'entourage. Il ne se souvient de rien, sa seule trace semble être sa blessure, car il lève son bras et l'observe un instant. Cet effort a dû être pénible car il laisse lourdement retomber son bras, appuie la tête sur le dos du fauteuil et ferme les yeux, laissant le destin décider pour sa vie. Les sabots de la Bonbonne font des claquements secs, ils résonnent dans sa maison. Le cal forme une épaisseur sur ses coups de pied et sous ses talons, elle ne sent plus depuis longtemps le frottement du bois, cela ne semble pas la déranger. Les fissures dans le cal semblent s'agrandir selon la position du pied. La terre s'y est infiltrée, elle dessine des formes bizarres. On a presque envie d’aller gratter avec l’ongle, pour ressentir le frisson que l’on soupçonne. Elle s'affaire autour de son patient elle a libéré le bras de son garrot et nettoie la plaie à peine visible, noyée dans l'enflure brune du poignet.

La Bonbonne lui passe un chiffon humide sur le front car la fièvre est toujours présente et on a beau avoir certains dons, cela n'empêche pas de devoir de temps en temps comme pour le cas présent, intervenir pour favoriser la guérison. Pour mon père, il était temps, encore quelques minutes et la Bonbonne n'aurait rien pu faire pour le soulager d'abord, puis le guérir, avec l'aide de Dieu. La Bonbonne s'arrête soudain et écoute, elle a l'impression d'avoir entendu un bruit qu'elle ne définit pas, trop absorbée par les soins de son patient. Le bruit se renouvelle. Il s'agit de coups sur la porte. Elle ouvre et reconnaît ma mère. Elle la fait entrer. Celle-ci aperçoit mon père assis dans le fauteuil et veut se précipiter vers lui. La bonbonne la retient par la manche de son gilet en lui expliquant à voix basse qu'il dort, qu'il est fiévreux et que pour l'instant, il ne risque plus rien.

Calmée et encore essoufflée par la précipitation du voyage, ma mère se détend. La guérisseuse lui explique comment est arrivé son mari et s'approche doucement de lui. Elle lui prend la main pour faire voir. Ma mère, reconnaît ce genre de blessure, elle est soulagée de savoir son époux en de bonnes mains. Elle en est certaine, dans les mains de la Bonbonne, son mari est sûr d'être sauvé.

La réputation de cette personne est reconnue dans toute la région, et c'est miracle pense-t-elle que cette brave femme ait été là! Ma mère regarde autour d'elle, elle est surprise par la sobriété du logis, par la banalité de l'ameublement. Les plafonds sont noircis par les fumées de la cheminée et les poutres sont déformées par des années de chaleur et d'intempéries. Le sol est en carrelage d'origine car le rouge est terni, un peu rayé mais entier. Dans les angles de la maison, il est quasiment neuf, juste un peu gris de poussière et légèrement surélevé par les intempéries, il est clair que personne n'y a jamais posé les pieds.

Ma mère s'interroge, elle a toujours pensé que les guérisseurs étaient des profiteurs de malheurs! La Bonbonne est connue pour avoir sauvé tellement de gens qu'elle devrait être riche aujourd'hui. Quelque chose ne tourne pas rond. Y aurait-il des guérisseurs plus affairistes que d'autres, des guérisseurs malins, profitant de la crédulité des êtres dans le malheur et des guérisseurs, des voisins, soulageant sans contre partie, pour rendre service, par bonté d'âme et de cœur. Ce pourrait-il aussi que certains malades profitent de cette aubaine, en avare et en égoïste? Mon père s'agite un peu et les deux femmes interrompent leurs mouvements où leurs pensées, pour porter leur attention au malade, car, il reprend vie doucement.

Il a ouvert les yeux et reste quelques instants la tête appuyée contre le montant du fauteuil, sans bouger le corps. Seuls ses yeux ont un mouvement de droite et de gauche pour deviner les lieux et les gens. En reprenant l'esprit, la mémoire lui revient et en voyant sa femme, un petit sourire se dessine sur ses lèvres, semblant vouloir dire, je suis encore là.

Puis, apercevant la Bonbonne, il murmure un merci dans lequel il a mis toute la reconnaissance du monde.

La Bonbonne s'approche de lui et lui passe une main sur le front. Il est encore très chaud, mais elle le sait, tout ira de mieux en mieux maintenant, il est robuste et jeune. A moins de quarante ans, on a toute la vie devant soi et celui-ci s'est battu pour la garder! La Bonbonne choisie dans ses casseroles.

Je vais vous préparer un café, le temps qu'il se réveille entièrement et vous pourrez le transporter jusqu'à chez vous.

Après cela, nous le couvrirons comme il faut pour qu'il ne meure pas de froid après avoir échappé à la morsure de serpent. Il lui faudra quelques jours de repos pour faire tomber la fièvre. Pour être encore plus certaine que votre mari ne risque plus rien, vous devriez faire venir le docteur Bouchain.

Ma mère, en prenant son café, demande à la maîtresse de maison comment elle peut s'acquitter du service immense que celle-ci vient de rendre à son mari, mais aussi à elle-même et aux enfants en leur sauvant leur père d’une mort certaine.

La Bonbonne lui dit qu'elle ne veut pas d'argent mais, qu'elle acceptera quelques poules et une canne de barbarie s'il y en a à la ferme. Elle ajoute cependant : La moisson terminée, elle souhaiterait qu'on lui dépose quelques sacs de grains, qu'elle payera au prix du marché car autrement elle craint d'abuser. L'accord est scellé par la collation et les femmes discutent ensuite de la vie quotidienne, des travaux à la ferme et des potins du canton. Mon père décidément se sent de mieux en mieux et se redresse complètement, il a bien un peu le tournis mais sa force de caractère a raison de ce désagrément. Il s’approche de la Bonbonne, la prend dans ses bras et la bise sur les deux joues. Les couleurs sont revenues sur son visage et ses bras semblent fermes. Ma mère le regarde, surprise. C'est la première fois qu'elle voit son mari faire assaut de tendresse, surtout avec un ou une étrangère à la famille, et elle se dit que la peur a dû être forte pour que cette familiarité lui soit si naturelle". Le soleil vient d'atteindre le centre du ciel et les arbres n'ont plus d'ombre. Chacun le sait, il faut se séparer.

Gisèle a dans le regard un je ne sais quoi, ses pupilles brillent et l'ensemble de sa physionomie est comme épanouie, reposée, détendue. Ses taches de rousseurs ont disparu et son silence a un air d'abandon de toutes velléités. Claude la regarde à la dérobé, méfiant mais pas insensible aux charmes de la "drôllière". Son visage est rouge, un peu plus qu’à l’ordinaire et je remarque depuis quelque temps un sourire fixe sur ses lèvres. Se pourrait-il que cette vipère de Gisèle ait hypnotisé mon ami Claude ?

Odile comme a son ordinaire est détendue, calme et sereine même, ses yeux brillent eux aussi, sa peau est carminée et lisse. Je sens son odeur et je suis attiré par elle comme un papillon de nuit par la lumière de la lampe à pétrole.

Elle doit le ressentir car à ce moment, elle tourne son regard vers moi et me fait un petit sourire, mon imagination semble y lire : c'est fini pour aujourd'hui, demain peut-être. Le moment est venu de se détacher de tous les sentiments. Ils nous assaillent, nous sommes si bien, installés dans notre petit cercle d'intimes inconscients et insouciants. Cependant, il faut couper ces liens fragiles et se séparer car la grand-mère doit attendre notre retour et il ne ferait pas bon prendre trop de retard, le soleil peut se faire métronome et cadencer des minutes répressives. Mon cœur aujourd'hui a bondi si fort dans ma poitrine que je pense qu'il ne pourra jamais battre plus fort.  Pourvu que notre prochaine réunion ne tarde pas.

Je regarde Odile une fois encore avant de quitter définitivement les prairies et mon cœur se met à nouveau à battre la chamade.

Publié dans ROMAN

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