LE LAIT

Publié le par Edouard de Chamboisson

 

Le  Lait

 

 

 

 

 

Je suis déjà couché depuis un moment dans mon immense lit dont les côtés de bois brun clair m’arrivent pratiquement à hauteur d’épaule lorsque je suis debout. Enfoui sous la couette de plumes d’oies dans laquelle j’ai creusé mon nid en m’y glissant en faisant une grande enjambée pour me retrouver au centre afin d’éviter les courants d'air lorsque je suis couché, je me réchauffe doucement. Soudain,  la grand-mère m’invite d’une voix mielleuse à la rejoindre dans son grand lit. J'ai une frousse terrible, c'est la première fois que la grand-mère me fait une semblable demande. Je fais semblant ne pas entendre tout en sachant que cela ne marchera pas. J’éprouve vraiment une aversion maladive à m’approcher de ma nourrice à cette heure tardive, le ton de sa voix est mielleux, trop doucereux. J’ai des doutes quand aux raisons qui motivent cet ordre déguisé sous cet air quémandeur si peu habituel. Cette sollicitation me paraît encore plus gênante et fantasmagorique à la faible lueur blafarde diffusée avec parcimonie par une cuisinière avare. Les formes plus imaginaires que réelles, sortes de fantômes sortis tout droit de mes mauvais rêves d’enfant et des peurs enfermées dans mon subconscient me donnent l’impression de plonger dans un trou sans fin. J'ai beau réfléchir à toute vitesse, je n'arrive pas à saisir un simple petit bout de raison susceptible de justifier cette invitation. C’est de la peur, elle m’étreint et me perturbe, mais comment refuser d’obéir. Cela serait suivi de châtiments certes sans douleurs physiques car la grand-mère ne me corrige que rarement. Elle me le ferait payer moralement. Elle me priverait de jeux ou d’une partie de pêche dans l’Indrois ou m’obligerait certainement à une corvée longue et pénible, me privant ainsi de mon temps disponible après la sortie de l’école. Aussi, conscient que l’obéissance est la meilleure façon de pallier tous risques de sanctions désagréables, je sors très lentement de ma couette en prenant bien soin de ne pas mettre les pieds sur le sol de carrelage rouge gelant. Je passe très rapidement mes chaussettes de grosse laine et je me dirige à tâtons vers le lit de la grand-mère. Gisèle, sa petite-fille de deux ans mon aînée, dont le lit est dans l’angle, entre le mur et la couche de sa grand-mère, remue légèrement, juste ce qu’il faut pour me faire comprendre qu’elle ne dort pas. Son autorité permanente, parce que dit-elle, elle est la petite-fille de la maison et qu'elle a tous les droits et moi aucun. Parce que, elle est chez elle et moi pas, me rend de temps en temps la vie difficile, mais il faut bien l'avouer, je ne lui fais pas non plus la vie trop facile. A l'école par exemple. A Azay sur Indre. A un peu plus de deux kilomètres de Chamboisson le bas. Juste dans la descente, en face du domicile de la factrice, à l'angle de la route descendant des hauteurs d'Azay pour aller rejoindre le moulin, de l'autre côté de la route de Cormery à Chambourg. Ce petit moulin, une vraie industrie pour le village,  fabrique des pains de glaces en utilisant l'eau de l'Indre après l'avoir filtrée pour leur conception et livre sa production jusqu'à Tours et parfois même jusqu'à Châteauroux. C’est une entreprise florissante, elle emploie bon nombre d’habitants pour la fabrication. Elle fait aussi appel à l’artisanat extérieur pour ses livraisons. L'enchevêtrement de ses poulies et de ses courroies me donne toujours l'impression de me trouver face à un jeu dangereux de routes et de chemins n'arrivant jamais à se rejoindre. Des routes ne finissant jamais de tourner malgré tous les efforts qu'ils consentent à faire pour y parvenir. Elles se croisent et se décroisent en permanence du matin au soir, en tournant à toute vitesse avec un bruit de tonnerre grondant indéfiniment. Les grilles de l'école donnent juste en face de la maison de la factrice, de l'autre côté de la petite route, l'église. A côté de l'église, à sa droite, la maison du docteur. Sa jeune fille, blonde aux cheveux longs, a les yeux d'un bleu si clair que tous les enfants du village ont envie de s'y perdre corps et âmes. C'est du moins ce que laissent prétendre leurs regards flous et légèrement coquins chaque fois que celle-ci passe devant eux. Car la coquine en accentuant sa démarche naturellement ondulante, fait balancer sa jupe à fleurs plissée en balayant sans cesse de sa jambe droite à sa jambe gauche donnant l'effet d'un léger tournoiement. Ce comportement a bien évidemment le résultat de l’impact recherché. Trop fière pour faire attention à moi, le négligeable Parigot tête de veau ou le Parisien tête de chien. Elle semble uniquement intéressée par les garçons plus âgés des classes du maître d'école, ceux des dernières divisions de l’année du certificat d'étude. Un jour, m'étant aperçu que Gisèle me faisait la tête lorsque je regardais passer cette pimbêche de fille du docteur, je fis donc exprès, chaque fois que possible de la provoquer pour la rendre jalouse de toutes les filles de l'école. Ceci me valut quelques désagréments avec certains de mes camarades de classe, ils avaient quelques prétentions sur certaines d'entre elles. Cela m'amusait beaucoup et comme nous ne nous aimions pas, ceci n'avait qu'une importance relative dans nos mauvaises relations. J'avais compris que je pouvais accentuer ce petit travers de Gisèle car, elle ne parlait jamais de ces histoires, ni à son frère Régis, ni à sa grand-mère. Je crois qu'elle était juste jalouse, comme cela, comme si j'étais sa propriété pour des raisons que je ne veux pas connaître. Lorsque j'ai réussi à monter de division pour me retrouver dans la même classe que Gisèle, mais à deux rangées d'elle, j'ai très rapidement compris que cela la gênait.

Surtout, lorsque, ayant terminé mes devoirs surveillés, je commençais ceux de la division supérieure, puis ceux de sa propre division et que souvent par chance, je terminais l'ensemble de ces devoirs avant tout le monde. Cela devint un jeu pour moi. Je jubilais devant la hargne, que j’apercevais dans ses yeux, même si elle s'efforçait de la cacher. Je ne parle pas des gestes du genre le poing fermé qu'elle avançait vers moi ou du pied qu'elle me désignait comme une menace prochaine. Tout cela discernement, rien que pour moi. Un jeu en somme, une sorte de comédie dans laquelle je ne tenais que le second rôle. Il n'empêche que pour les devoirs, cette petite futée savait très bien s'y prendre pour me demander très gentiment de résoudre certains de ses problèmes et que, après cela, elle redevenait aussi teigne que si elle était mon aide providentielle. De temps en temps, j'arrivais aussi, avec des ruses de sioux, à l'enfermer dans les cabinets de la cour de l'école lorsque ses camarades féminines se laissaient distraire par des garçons ou simplement par d'autres copines. Les portes fermaient de l'intérieur bien sûr, mais aussi de l'extérieur avec l'avantage dans le cadre d'une bêtise, que la fermeture extérieure était trop basse pour être atteinte de l'intérieur et je comprends d'autant mieux les rages en résultant. Gisèle ne pouvait jamais avec certitude poser un nom sur le ou la coupable. J'en profitais pour mettre un peu la zizanie entre elle et ses bonnes camarades, en lui assurant, lorsqu'elle s'en prenait directement à moi, que peut être elle serait surprise de connaître le nom de la coupable etc. En fait, mon assiduité scolaire et ma capacité à enregistrer les cours de mes voisins de division dès la fin de mes devoirs, ont attiré l'attention de mon institutrice ainsi que celle du directeur de l'établissement scolaire. C'est pour cela qu'ils m'ont proposé pour une demande de bourse, celle-ci me permettrait de continuer mes études, soit à Loches soit à Tours, et parait-il, cela avait toutes les chances d'être accepté. Il faut dire aussi que dans un village comme Azay, entre l'école préparatoire et l'année du certificat d'études, le nombre d'enfants en milieu scolaire oscille entre soixante-seize et quatre-vingt-cinq. Ces enfants viennent des villages alentour. C'est ainsi que le couple occupe également le logement de fonction de l'établissement communal, tout comme le boulanger occupe les locaux mis à sa disposition contre l’obligation de faire la tournée des villages avec sa production. C’est à ce prix que la commune garde ses administrés ainsi qu’une certaine forme de solidarité entre les habitants. Je monte dans le lit de la grand-mère, côté cuisinière à bois et je sens, en passant devant, une douce chaleur caresser tout mon coté droit. Lorsque je me retourne pour m’asseoir sur le bord du lit.

Alors, ma face profite de ce bien-être. Je reste un instant dans cette agréable position car les vieux murs de la demeure sont si denses que la chaleur du soleil ne parvient plus à y pénétrer assez longtemps pour garder un minimum de températures ambiantes. Les jours sont devenus trop courts, les nuits sont trop rapprochées car, même si les journées sont chaudes, les nuits sont fraîches, et parfois même carrément froides. Elles se succèdent si rapidement que j’en oublie le jour alors que celui-ci ne fait que suivre le rythme que lui impose la vie. L'épaisseur des murs et la composition du ciment ne jouent plus leur rôle d'union et d'accumulateur de la chaleur produite par le foyer de la cuisinière entretenue allumée toute la journée. Celle-ci dégage de temps en temps une fumée grise.

Elle pique les yeux et provoque des quintes de toux interminables, obligeant à ouvrir la porte interdisant ainsi la conservation de la chaleur. Le soir, la cuisinière ne fonctionne qu’avec les braises accumulées dans la journée pour éviter les désagréments et crée cette dynamique de chaleur intense si l’on est suffisamment prêt. La grand-mère me demande de me rapprocher d’elle, ce que je fais avec précaution, comme si le fait d’être trop proche d’elle était nuisible et dangereux. Mes tremblements ne sont pas de froid et cependant je frissonne. C’est donc en me faisant glisser par petits à-coups, jusqu’à ce que je sente un réchauffement sur ma cuisse droite, que j’exécute cet ordre. J’arrête alors ma progression, je ne bouge plus, je ne prononce plus un mot et j’attends. J’espère, en mon for intérieur, que les raisons de cette invitation ne seront pas trop graves de conséquences pour moi.

La grand-mère a dû sentir ma réticence car elle cherche à me rassurer et tout doucement me susurre dans l’oreille droite avec une sorte de petit sifflement que créé certainement sa mauvaise dentition :

N’aie pas peur, je ne vais pas te manger, je vais te parler doucement pour que Gisèle ne se réveille pas, ce sera notre secret.

Rien que ce préambule me donne la chair de poule, que peut bien me vouloir la grand-mère pour pratiquer de la sorte ? Pendant ma réflexion, la grand-mère continue son monologue.

Tu sais que le laitier passe tous les jours pour ramasser le lait de chèvre ! demain matin, deux messieurs vont venir pour te poser des questions

Mes oreilles sifflent, j’entends comme un bourdonnement sourd, je n’y comprends rien, que veut dire la grand-mère, pourquoi me parler du lait, et de ces hommes.

Ils doivent m’interroger me dit-elle et sur quoi mon Dieu, qu’est ce que j’ai encore fait pour me retrouver dans cette galère. J’ai une trouille de tous les diables.

Je suis plutôt débrouillard, j’ai tendance à comprendre plus vite que les explications que l’on me donne, pourtant, ce jour là, je suis dans le brouillard et plutôt inquiet pour mon avenir que je commence à trouver saumâtre.Mes réflexions ne perturbent pas la grand-mère, elle continue:

Demain, quand les gens t’interrogeront, tu leurs diras que c’est toi qui mets de l’eau dans le lait.

Interloqué, je ne sais quoi répondre.

Il faudra que tu leur montres comment tu as fait. Je te dirai comment il faudra faire, va dormir maintenant.

Je ne comprends toujours pas. La conversation est terminée et je regagne le lit où je passe une nuit agitée à me débattre contre des barbus le menton taillé en pointe avec des bras immenses, des queues et des griffes et des rires à me donner des sueurs.

Au petit matin, après le petit déjeuner, la grand-mère me fait une démonstration de sa pratique, celle-ci terminée, je lui fais malicieusement remarquer que je l’ai déjà vu faire quelques fois. Elle se fâche, son courroux est violent mais bref. Elle me dit en me menaçant d’un doigt agité de tremblements.

Tu as intérêt à faire ce que je te dis ou sinon gare !

Je me souviens qu’effectivement, je me suis souvent demandé pourquoi, les matins d’été, avant que ne passe le laitier, à l'abri des lilas,  lorsque ceux ci sont en fleurs ou simplement bien feuillus, la grand-mère versait un petit seau dans celui plus grand qu’elle apportait au chauffeur de la laiterie et qui était ensuite déversé dans la cuve du camion. Tout cela, à l’abri derrière le petit cabanon, le long de la route d’Azay, une resserre à bois bien utile dès la fin du mois d'octobre, lorsque le froid commence à faire son apparition. Je venais de comprendre qu’il s’agissait d’eau et que, mélangée au lait, celle-ci faisait augmenter la quantité enregistrée sur le livret rempli par le laitier et donc, lui rapportait un peu plus d'argent.

Je m’étais imaginé sans malice que le second sceau contenait du lait. En quelques instants, je comprends que cet acte est interdit, que la manœuvre est frauduleuse et que probablement, je vais porter le chapeau pour sauver la mise à la grand-mère. Immédiatement, je me pose la question : Pourquoi moi et pourquoi pas Gisèle ou Régis ses petits-enfants ?

C'est vrai, pourquoi ne pas faire passer cette faute sur l'inconscience de sa petite-fille plutôt que sur la mienne, pourquoi me faire endosser cette responsabilité désagréable sinon pour dégager le nom des Marchais de cette malhonnêteté. Et puis c'est vrai, un petit parisien c'est bête et ce n'est pas quelqu'un de la campagne. C'est malin comme un singe et un peu chapardeur. Ca a tous les défauts du monde et surtout, ça obéit au doigt et a l'œil. Ca n'a personne pour le défendre, sauf sa mère, mais elle ne vient qu'une fois par an et ça aura certainement oublié cet incident ou alors, ça aura d'autres pensées. Un enfant de Parisienne c'est bien bon à faire un coupable. Cela sert à éloigner les procès que n'aurait pas manqué de lui faire la laiterie pour cette fraude. Tout le monde sait cela, les jeunes enfants ça ne triche pas, ça s’amuse. Le camion du laitier arrive de bonne heure, bien plus tôt que d'habitude. Le laitier explique que, aujourd'hui, comme depuis plusieurs jours, ils sont à deux camions à faire le ramassage. Ils prélèvent des échantillons de lait dans toutes les fermes pour trouver le responsable de cette fraude. Cette tricherie entache l’ensemble des producteurs de lait du canton dit-il. Il parle avec l'homme, "un inspecteur" assermenté pour faire le rapport. La grand-mère s'approche des deux hommes et je l'entends leur dire : C’est lui, je lui ai fait avouer, demandez-le-lui, vous verrez que je ne vous mens pas.

L’inspecteur est mécontent, cela se sent, cela se voit même. Un peu rouge de visage, trop rouge pour que ce soit naturel, il menace du doigt la grand-mère et je comprends qu’il prend ma défense en l’accusant. Il se tourne vers moi et me demande :

C’est toi qui a mis de l’eau dans le lait ?

Je balbutie une espèce de «oui» légèrement croassé, un peu piteux, la peur au ventre, après quoi l'inspecteur se retourne vers la grand-mère Marchais et la menace du doigt, avec un soupçon de colère dans la voix : Ne vous imaginez pas que cela va se passer comme ça, vous ne ferez accroire à personne que ce drôle est responsable de cet acte de voleur.

La grand-mère a un sourire bizarre, de celle qui sait des choses et son silence en dit certainement plus long que tous les discours. Le regard malin, l’œil vif, elle hausse les épaules en se retournant pour montrer le dos à ses accusateurs pour leur signifier ainsi le peu de cas dont ils sont l’objet. L’inspecteur l’observe. Il doit comprendre cela, car il ferme le cahier sur lequel il a pris ses notes.

Il hausse lui aussi les épaules et tourne les talons sans dire un mot il monte dans le camion où l’attend déjà le chauffeur. Le moteur s'emballe agressivement et le camion démarre en laissant derrière lui un épais brouillard de poussière blanche comme pour vouloir cacher l’événement. Cette poussière retombera pour se dissoudre doucement dans un terreau propice aux recommencements. La grand-mère me regarde droit dans les yeux et, en me désignant d'un doigt qu'elle agite avec vivacité, elle menace.

Surtout, tu ne parles à personne de ce qui vient de se passer, à personne, jamais.

Encore sous le choc de cette aventure, j’ai baissé la tête sans répondre, comme un coupable écoutant les remontrances de son juge, puis, j’ai tourné le dos à la grand-mère pour me rendre dans le chemin des guérets en regardant mes pieds fouler les nouvelles herbes.

Des brins d’herbes tendres comme l’oubli et verts comme l’espérance. J’ai relevé la tête vers le ciel. Son bleu était envahi par de fins nuages de chaleur, présage d’orages et de tonnerre.

J’ai haussé les épaules en pensant à la rivière et à son cours, j’y ai vu son fond tapissé des restes que les hommes abandonnent, je les ai vu rouler puis enfin s’accrocher pour former une nouvelle couche sur laquelle la rivière s’étire en donnant naissance à une nature luxuriante de nénuphars.

Publié dans ROMAN

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