LA PUNITION

Publié le par Edouard de Chamboisson

 La punition

 

 

 

 

 

 

 

 

Régis débouche la première bouteille et boit directement au goulot. Il le fait si précipitamment, qu'une partie du breuvage tombe au sol, et que tout le reste de ce qui n'est pas absorbé s'étale en taches rougeâtres, partagées entre sa chemise blanche et sa culotte courte. Il regarde le désastre d'un air indifférent et passe la bouteille au suivant. V., dit le Rouquin, se saisit du récipient et porte l'embout à ses lèvres pour en déguster le nectar et manque de s'étrangler. Il a en effet avalé plusieurs gorgées sans s'arrêter et se trouve manquer d'air. Les yeux rouges, la bouche grande ouverte, il essaie de retrouver sa respiration. Cela nous amène un sourire narquois, provocant chez le Rouquin un début de colère désagréable pour la situation dans laquelle il se trouve. Nous l'observons, il se débat comme un beau diable pour se libérer de cette gorge obstruée. Maintenant, ses yeux pleurent et ses tentatives pour essayer de nous parler échouent dans des gargouillis incompréhensibles. Nous passons du sourire inquisiteur au rire franc et débridé comme pour une bonne blague. Le rouquin retrouve enfin un peu de son prestige lorsque la situation redevient normale. C'est à ce moment précis, lorsque le Rouquin me tend la bouteille que la porte de la sacristie s'ouvre avec fracas. Comme un diable de comédie sortant d’une boite, le curé surgie, il est rouge de courroux, sa colère n'a d'égale que la brusquerie de ses mouvements.

Les gestes sont amples mais saccadés, il gesticule comme s’il portait la chasuble de cérémonie en s'apprêtant à dire un discours virulent avec emphase à une foule de mauvais sujets.

Me faire cela, à moi, dans l’église, en présence de Dieu. Des enfants de cœur, l'innocence bafouée, le respect du Christ foulé aux pieds, sous son toit, dans mon église, juste avant la messe.

Piqués à vif, nous nous faisons tous petits, la tête basse, surpris d'être surpris, le rouge au front, dans nos petits souliers.

Qui, mais qui a bien pu vous mettre une idée semblable en tête, surtout pour le vin, et les hosties, est-ce qu'il en reste, c'est tellement long pour les obtenir. Je suis déçu, vous me décevez. Je vais le dire à vos parents, je vais vous punir, Le vin, ah non pas le vin !

Le curé marmonne par moments des mots incompréhensibles en se parlant à lui-même. La pièce me semble soudainement trop petite pour nous tous, le regard du prêtre vient de se poser sur moi et, me désignant d'un doigt accusateur.

C'est toi j'en suis certain. Le diable au corps, déjà si jeune, vient de je ne sais où, pas de parents, sûrement coupable, plus que les autres, sera puni des foudres du créateur. Puis :Les enfants, vous aurez la punition que vous méritez pour ce péché, pour ce que vous venez de faire, vous avez grandement offensé Dieu, vos parents seront prévenus et après la messe, vous ferez pénitence. Préparez-vous, passez les habits de messe, nous commençons dans quelques minutes.

Enfin, il marmonne : Enfants du diable.

Quand la grand-mère va apprendre ça, je vais sûrement prendre une bonne rouste. En attendant, nous officions en nous observant de temps en temps, mine de rien. Nous pensons à la punition future que ne va pas manquer  de nous infliger le curé, les parents ou bien la nourrice pour moi. Dans nos regards complices, un petit sourire se devine par les yeux légèrement étirés, en amande et un peu brillants, peut-être à cause de l'alcool, sûrement même pour mes deux complices. L’office sans être pesant me semble tout de même plus long qu’à l’habitude.

La messe terminée, le curé nous rassemble dans la sacristie pour nous faire la morale. Il condamne Régis et le Rouquin à quelques prières, Pater et je vous salue Marie et s'attaque à mon cas. Sans me demander d'explications, il m'inflige la pire des punitions que puisse avoir un enfant de chœur. Je serai, pour les mois à venir, le porteur de crucifix pour les cortèges d'enterrement, pour Azay et toutes les communes alentour. La sentence est terrible, j'en ai des frissons dans le dos. Pis encore, il m'annonce que le premier est à Azay. Ce sera pour mardi. Je balbutie un mais….. Pour essayer de le convaincre de partager la faute et la corvée avec mes camarades, seulement, il me coupe immédiatement la parole, il ne veut rien entendre :

Justice des hommes sera faite et celle de Dieu suivra certainement prochainement.

Je me sens lésé, cela me semble une injustice, elle doit être réparée et je manifeste les premiers signes de discussion. Le curé n'entend pas me laisser insister et me coupe violemment la parole.

Tu vas aller au cimetière pour dire au fossoyeur de venir me voir, tout de suite. Il faut que dans un quart d'heure, vous soyez là tous les deux. Pars tout de suite et ne traîne pas.

Je pars en direction du cimetière en me pressant. Celui-ci est à un peu plus d'un kilomètre de l'église. Il faut donc faire vite, car le curé n'est pas content après moi. Je risque des sévices si son ordre est mal exécuté. Je descends à toute vitesse les quelques marches qui mènent sur la route de Chamboisson et j'avance jusqu'au carrefour. Je traverse la route de Cormery à Loches et je file vers le cimetière. Je passe le pont de l'Indre puis celui de l'Indrois et j'aperçois le château de la Folaine.

A son pied, en contrebas, à gauche de la route de pierres blanches, le cimetière d’Azay sur Indre, entouré de son mur, d'où dépassent quelques cyprès encadrant la porte d’entrée. De chaque côté de la route j’aperçois les prés fraîchement coupés, ils sentent bon l'herbe à sécher. La faucheuse vient de terminer le dernier angle de coupe et la faneuse entre déjà en action.

Le dimanche, lorsque le temps l'impose, le paysan s'attelle à sa tâche et travaille en harmonie entre le rythme de son cheval et la clémence du ciel. Le bruissement de l’Indrois et le murmure des ruisseaux  me parviennent au travers de mes pensées, elles obscurcissent mon esprit et m’empêchent de goûter les plaisirs de la nature. La rivière s'écoule en traînant des vaguelettes, elles sautent de cailloux en caillou dans le fond de son lit. Mon souffle se raccourcit et ma respiration s'accélère, bientôt, je vais tourner à gauche pour prendre le chemin du Cimetière et pénétrer dans l’ombre. Je n'aime pas trop cet endroit, le mystère de la mort me perturbe et m'effraie. Tous ces gens connus ou inconnus ont cessé un jour de marcher sur la terre pour aller se coucher en elle. Ils m'entraînent tout doucement vers leur couche à chacune de mes pensées, chaque pas semble me rapprocher d’eux. J'arrive à l'entrée du cimetière. Je me trouve face à une double porte peinte en vert pâle, sûrement pour être harmonisée avec la verdure des cyprès et je rentre.

Le silence est devenu insupportable. La panique me gagne un instant et quoique je connaisse parfaitement la disposition du lieu, mon regard situe avec peine l'endroit où doit se trouver le fossoyeur. Ma mémoire cherche à toute vitesse à restituer un plan du site. Je me remémore ma vision de la fenêtre du château de la Folaine, lorsque j'étais pensionnaire de Madame Berthaux, sans toutefois y parvenir. Ma chambre donnait juste sur le cimetière. Il m'arrivait la nuit de me réveiller en sursaut et en sueur, surtout l'été. Je dormais la fenêtre ouverte à cause de la chaleur.

Seule la fatigue venait à bout de mes frayeurs en m’apportant le sommeil. Les bruits de la nuit, les petits courants d'air, les odeurs de la vieille demeure, les murs épais et sombres composaient un mélange oppressant. Je suffoquais alors en m'asseyant sur mon lit et mon premier regard était pour le cimetière éclairé par la lune. Pendant une année complète, je suis passé devant ce cimetière, le matin pour aller et le soir au retour de l'école. Souvent on me parlait des feux follets, et souvent en passant devant, méfiant, je surveillais attentivement dans la crainte d'en rencontrer un en me préparant intérieurement à fuir. Mes courages étaient plus simples. Je pouvais faire face à une chèvre en colère, à un chien même. Je pouvais résister aux colères de la grand-mère, à celles du curé, mais pas aux feux-follets.

Je marche dans les allées, essayant d’oublier mes souvenirs peu glorieux. Le regard fixe au-dessus des tombes pour tenter d'apercevoir le fossoyeur, en essayant de ne pas réfléchir, de ne pas me poser de questions, seulement attentif. Enfin, un bruit sourd de pioche. Je repère sa direction et je me dirige vers lui en zigzaguant à travers les pierres tombales, les stèles et autres caveaux de familles. J'insiste du regard pour détecter un mouvement ou une forme humaine. Je n'aperçois qu'un tas de terre fraîchement retournée. Subitement, je sursaute.

Du sol vient de jaillir une nuée de terre, elle va prendre place sur un tas déjà conséquent. J'ai trouvé le fossoyeur. Je m'avance et vois le trou déjà profond où celui-ci prépare une nouvelle pelletée de terre. Je me recule pour ne pas être éclaboussé et lorsqu'elle vient s'écraser à mes pieds, je m’approche du bord de l’excavation. Le fossoyeur m'aperçoit, il ne semble pas surpris par ma présence. Le trou est plus grand que lui, il est obligé pour me voir de lever la tête bien haute, elle est presque complètement renversée sur l'arrière. Je lui dis un bonjour qu'il me retourne sans façon et continue de s'adresser à moi.

C’est t-y que tu viens me quérir ?

Je lui transmets le message du curé, je deviens volubile maintenant qu'il y a une présence.

C'est bon, se contente-t-il de répondre, puis, Attrape la pioche, me dit-il en me passant l'outil. Celle-ci est lourde, il me l'a passée par le manche et j'ai quelques difficultés à la remonter du trou pour la poser sur le sol, près du tas de terre. Il installe ensuite la petite échelle en lattes de bois qu'il a avec lui dans la tombe et remonte tranquillement. Il rassemble ses outils, prend son échelle sous le bras et subitement, s'arrête.

Il tourne la tête de tous les cotés, comme pour chercher quelque chose, pose ses outils et se penche sur la fosse.

Vin ça mon gars, me dit-il, j'ai laissé la pelle au fond du trou, va donc  me  la quérir.

Je regarde le caveau, il est propre, les parois sont nettes, le fond est presque lisse, le fossoyeur est à coté de moi, je me sens en sécurité. L'homme prépare l'échelle, il va certainement la faire glisser dans la sépulture. Je lui retiens la main et je lui dis que je vais sauter. Il hausse les épaules et me fait signe de la tête pour dire oui.

Je m'assieds sur le bord du trou béant, je m'élance légèrement en poussant sur mes mains posées sur le sol. La descente est courte, mes brodequins touchent le fond assez brutalement, et un de mes pieds se dérobe. J'entends un craquement, mon pied est subitement humide. Il vient de disparaître sous la terre. Je suis hébété, en un millième de seconde, je comprends tout. J’ai le temps de voir les éclats de bois vermoulu ainsi que les parois deux fois plus hautes que moi. Je retire précipitamment mon pied et par je ne sais quel miracle, je remonte seul de l’enfer. Je me sens exsangue, gauche, je suis bouleversé par l’événement, je frissonne de tous mes membres sous le regard goguenard du fossoyeur. J'ai défoncé une sépulture en sautant dans la tombe, j’ai mis le pied dans un cercueil.

C'est rien, me dit-il, je remettrai un peu de terre pour cacher le trou.

Ma chaussure est mouillée, je sens le liquide sur mon pied au travers de la chaussette.

Je n'ose pas regarder dans la tombe et lorsque je pose le pied sur le sol, le liquide gicle du brodequin et s'étale dans l’allée, comme lorsque les chaussures sont détrempées par la pluie et les flaques d'eau. A chaque pas, je crains le pis, mon esprit vagabonde à la recherche d’histoires que racontaient les anciens aux veillées devant la cheminée. Je vois encore les ombres se dessiner sur les murs de la maison, projetées par la lumière des flammes, tremblantes et inquiétantes. Il ne se passe rien. Je suis surpris. J'attendais une manifestation, des représailles. Rien. Seules les branches d’arbres s’agitent. Elles ressemblent à des bras gesticulants. Est-ce qu’elles me feraient signe ?

Trente-cinq ans qu'elle est là, t'es son premier visiteur.

Je regarde le fossoyeur, je suis interloqué, j'ai du mal à saisir le sens de ses mots, je suis toujours sous le choc de ma mésaventure. Il saisit ses outils et va les ranger dans la petite remise le long du mur, prés des cyprès. Je le suis, silencieux, collé à ses basques, tourmenté par une peur inconfortable.

Le fossoyeur se dirige vers la porte du cimetière, je lui colle aux talons, je suis inquiet. La porte est là, nous la franchissons ensemble, lui doucement, en prenant son temps, il semble vouloir me dire : pourquoi courir, puisqu'il ressort de ce lieu, plus rien ne presse vraiment, il devra revenir un jour pour y rester définitivement alors ? Pour moi par contre, je passe la porte comme poussé par une force incontrôlable, je me retourne sans cesse, le trou dans le cercueil m'inquiète, pourvu qu'aucun fantôme ne me poursuive.

Mais qui était dans ce trou avant que je ne le dérange ? Mes pieds imprégnés du liquide me font froid à chaque flop lorsque je marche.

En fait j'ai la frousse. J'ai hâte d'enlever mes chaussures tout en pensant que cela me sera difficile parce qu’il va falloir que je touche ce liquide avec les doigts pour dénouer les lacets. Le retour au village se fait sans incident. Je me retourne souvent.

Le soleil pendant la marche a séché mon brodequin et je n'ai rien remarqué d'anormal autour de moi, que le silence, celui qui succède aux catastrophes. Je pense déjà que dans deux jours il me faudra retourner au cimetière pour y accompagner le corbillard noir tiré par six chevaux noirs que dirigera le fossoyeur, cocher et cantonnier du village.

Mais qui est dans ce cercueil, quels esprits et quelles forces ai-je bien pu libérer ? .Ainsi, quelques instants, chacun de mes pieds a exploré un monde, celui des vivants et celui des morts.

Je suis maintenant sur une nouvelle route car elle ne ressemblera plus à nulle autre. Je marche sur un présent confondu avec le passé. Je suis je crois en ce moment devenu un homme envahi par le doute en ce qui concerne la vie.

Publié dans ROMAN

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