LE REBOUTEUX

Publié le par Edouard de Chamboisson

 Le rebouteux

 

 


 

 

Le curé est très mécontent. Cette fois-ci pourtant, il a pincé les coupables, ses trois enfants de chœur dans le même sac, pris la main dans la tabernacle, à vider le ciboire des hosties et les bouteilles du vin de messe. Ce dimanche matin, poussés par je ne sais quel vent de folie, nous décidons pour nous distraire de manger les hosties, entraînés dans cette aventure par le grand Claude V. D'un an notre aîné, celui-ci est roux, avec des taches de rousseur sur tout le visage et des yeux aussi malicieux que son comportement. Pour parfaire ce petit groupe, Régis, le petit-fils de la grand-mère, s'est joint à nous et s'attaque aux bouteilles. Régis est le rescapé de la bande. A deux ans, atteint d'une maladie mortelle, trimbalé d'hôpitaux en cliniques puis de cliniques en hôpitaux sans espoir de survie, il était condamné par les médecins et spécialistes, même par ceux de Paris, à mourir sans soins. Ne pouvant plus intervenir d'aucune façon, ayant échoué l'alimentation par perfusion, les médecins décident de remettre Régis à ses parents pour que celui-ci s'éteigne auprès de sa famille. La grand-mère, au retour de l'enfant, décide qu'il y a encore un espoir.

Elle a entendu dire qu'à Montrichard, dans le département voisin en Loir et Cher, un guérisseur fait des miracles, et les miracles de guérisseur, elle y croit la grand-mère. Elle a assisté sur la route de Chambourg et elle n'était pas la seule- à un événement qu'elle n'oubliera jamais.

Pour elle, les guérisseurs, les sorciers les lanceurs de sorts, les diseuses de bonnes aventures, ont des pouvoirs qu'il ne faut surtout pas contrarier. Ils sont la main de Dieu ou bien celle du Diable. En cette fin de matinée du mois de juillet, la grand-mère s'en retournait à bicyclette d'Azay par la route basse, le long de l'Indre pour le haut de Chamboisson où elle devait rencontrer le père Taureau. Elle devait lui demander de retourner d'un coup de charrue, le bout de jardin dernière la fermette. Chemin faisant, elle rattrape sur la route la cousine du grand-père Harnois de Chamboisson le bas, elle rentre tranquillement à pied, sa canne à la main, boitillant à peine. Arrivée à sa hauteur, la grand-mère saute de vélo et après le mur du château, juste au pied de la descente du chemin des Guérets, elle lui donne le bras, ne tenant plus le vélo que d'une main. La route est longue, après la fausse rivière, il faut encore grimper la côte du village de Chamboisson le Haut. Arrive alors une carriole attelée que les deux femmes avaient entendue depuis un long moment, car, les sabots résonnent entre le grand et long mur du château et les plantations d'arbres de toutes sortes du bord de l'Indre. C'est le charcutier de Chambourg, il revient probablement des abattoirs de Tours. La cousine Harnois habillée tout de noir comme toutes les vieilles des villages de la région de Tours dont les maris sont restés à la guerre, celle de quatorze, lui fait signe de stopper. Le charcutier arrête son attelage, les chevaux ont les naseaux dilatés, le pelage est fumant, les bêtes sont fourbues et en sueur. Elles s’ébrouent en tirant sur leurs cous pour déplacer le collier de bois e

t de tissus attachés aux traits. Cet arrêt juste au pied du bois du château, sous une ombre bienfaisante, semble être un bienfait des dieux pour ces bêtes, car, elles viennent de trotter sur plus de vingt kilomètres, parfois sous un soleil de plomb. Les trois personnages discutent un moment du temps, des gens, des cultures et des bêtes, du niveau des eaux de la rivière. Les moissons sont à peine terminées et il faut préparer les battages. Chacun sait que cette période chaude et lourde est la plus difficile à passer, car, c'est celle où les travaux sont les plus durs et les journées de labeur les plus longues. Le charcutier dit qu'il lui faut rentrer car l'heure avance et la cousine Harnois lui demande alors de la déposer au village de Chamboisson pour lui éviter de monter la côte. Le charcutier refuse en riant et en lui disant qu'à son âge cela ne peut lui faire que du bien, quelques kilomètres à pied en poussant une carcasse en aussi bon état. La cousine Harnois insiste en riant de cette bonne plaisanterie, mais le charcutier n'en démord pas. Alors, la cousine se fâche et fixant le charcutier droit dans les yeux, elle tape le sol de sa canne avec fermeté, martelant chacun de ses mot, elle lui dit :

Tu vois bin mon gars, comme t'es point serviable, j’m'en va m'en r 'tourner chez moi et tu n 'partiras point d'ici t avant que

 j ' n’ai poussé ma porte.

Elle pose le bout de sa canne sur le premier des chevaux et à son oreille :

N’écoute pas ta mule de maître, attends mon ordre.

La grand-mère et la factrice se regardent interrogatives et la cousine prend le bras de la grand-mère et l'entraîne vers le village, la grand-mère dirigeant comme elle le peut son vélo d'une seule main.

Sur les huit cents mètres restant à parcourir pour atteindre le bas de la côte, la grand-mère a eu beau se retourner, le cheval ne bouge pas.

Pourtant, elle voit bien les tentatives du charcutier pour faire avancer son animal, cris, coups de cravache, injures, en vain, l'attelage reste sur place. La grand-mère n'a jamais osé poser de questions à la cousine Harnois, mais lorsqu'elle a revu la factrice, elle a su que l'attelage et le charcutier ne sont repartis que quarante-cinq minutes plus tard. Le temps que la cousine Harnois arrive chez elle, très exactement comme elle l'avait annoncé et le cheval est reparti de son propre chef. Le charcutier, quant à lui, avait abandonné depuis longtemps toute volonté de donner des ordres à son animal. C'est pour cela que la grand-mère a toutes les raisons de croire à ces histoires de guérisseurs, de sorciers, des jeteurs de bons ou de mauvais sorts. Pour se rendre à Montrichard en partant de Morillon c'est toute une histoire. Il faut soit prendre le car jusqu'à Loches, puis le train jusqu'à Tours, puis un autre train jusqu'à Blois, puis à nouveau un car jusqu'à Montrichard. Les renseignements ne sont pas réjouissants, il faut compter au moins cinq heures de voyage avec les correspondances, et seulement pour l'aller. La seconde formule serait de faire tout le parcours en autocar, de Chamboisson le bas, mais du bord de la nationale, après le passage à niveau, au carrefour de Dolus le Sec puisque le car passe à cet endroit dès cinq heures trente pour Tours. Ensuite, les cars Coudrec ont une liaison avec une société de cars de Blois.

Le départ est vers sept heures de Tours pour aller jusqu'à Orléans, en faisant un arrêt à Montlouis, Amboise, puis Montrichard. Ce voyage représente environ une douzaine d'heures de parcours ou d'attente aller et retour car, tous ces transports sont des omnibus, ils s'arrêtent dans tous les villages traversés et à toutes les gares qui se trouvent à proximité d'arrêts. La grand-mère se désespère de pouvoir trouver une solution plus favorable au transport de Régis, si faible et fragile.

L'été est si chaud que le déplacement sera certainement fatal à l'enfant. La déshydratation, le refus de s'alimenter, la fatigue du voyage, la demi-inconscience dans laquelle se trouve déjà le petit, les chocs, le bruit, sont autant de dangers qu'il va falloir affronter. Toutes ces interrogations ne font pas perdre de vue à la grand-mère l'urgence qu'il y a si elle veut que cette dernière tentative désespérée puisse avoir une chance de réussite. Car enfin, il n'y a pas de doute, ce guérisseur est le dernier recours pour faire basculer le destin en faveur de Régis. Toutes ces réflexions n'ayant apporté aucune solution,  Maurice décide d'aller voir le père Berthaux à La Folaine, petit village rattaché à Azay, sur la colline, juste au-dessus du cimetière. Il va lui demander de les emmener, lui, sa femme et Régis à Montrichard. Il sait que Madame Berthaux est elle-même guérisseuse, spécialisée dans la guérison de la douleur des brûlures, il pense qu’elle l'aidera à convaincre son mari d'entreprendre ce long voyage. Il possède  une automobile Renault de 1938. Maurice enfourche sa motocyclette Terrot après s’être chaudement vêtu et file à toute vitesse vers sa destination, le château de la Folaine, construit pour un hobereau par les serfs du fief de Loches ou de Montrésor. La demeure domine la petite vallée. Elle est assise sur ce bout de colline, à la limite du territoire de Chédigny. Monsieur Berthaux n'est pas à la ferme, son épouse envoie Maurice, à la recherche de son mari après avoir écouter la raison de sa venue. Il devrait se trouver dans ses vignes, un peu plus haut sur le coteau. Elle pense qu'il acceptera d'aider cette famille, même si la réputation de Maurice n'est pas un exemple de droiture. Autant Madame Berthaux est conviviale, bien ronde, avenante, aimable même, fille de fermier, d'éducation sobre et d'instruction religieuse, autant monsieur Berthaux son époux est longiligne, élancé, distingué même, petite moustache effilée et roulée, vêtu à la gentilhomme, de velours côtelé et chaussé de bottes de cuir de cavalier.

Son style châtelain est assorti à sa demeure, petite ferme affublée d'une tour ronde au toit d'ardoises, élancé et coiffé d'une croix qui laisse supposer une chapelle, ce qui n'est pas. En fait, le haut de la tour sert de perchoir et de pigeonnier, alors que la partie basse contient un pressoir servant deux fois l’an. Une première fois pour les raisins entre le quinze août et fin septembre selon les années et une seconde fois, entre octobre et novembre pour y presser les pommes. Monsieur Berthaux ne fait pas d’élevage, il loue ses terres en fermage et se contente de rentabiliser ses vignes. Cela donne l'occasion de se rassembler et de faire la fête avec les gens des villages, ils participent à ces événements saisonniers avec grand plaisir et Monsieur Berthaux ne manquerait ces festivités pour rien au monde. Ce sont là les deux seules occasions de rompre sa solitude de «Châtelain». Maurice, au bout de quelques minutes, retrouve Monsieur Berthaux. Celui-ci lève la tête de ses travaux lorsqu'il entend le bruit de la motocyclette. Il faut dire qu'elle pétarade avec entrain et sans aucune discrétion. Le son qu'elle disperse si généreusement est aussi connu que celui de la voiture de Monsieur Berthaux. Ce sont les seuls véhicules motorisés à dix kilomètres à la ronde. A l’exception du camion du laitier chaque matin et de celui du coquassiez une fois par semaine pour ramasser les peaux de lapins séchés, les poules, coqs et œufs destinés aux grands marchés de France. Monsieur Berthaux, ayant reconnu Maurice s'avance dans le rang de vignes en direction de la route, avec à la main son sécateur et quelques morceaux de raphia. Il reçoit son visiteur d'un hochement de tête en le saluant d'une voix grave et posée. Le salut lui ayant été retourné, il s'enquière du motif de cette visite surprise sur le lieu de ses occupations. Ce n'est pas que Maurice soit un homme timide.

Il est plutôt braconnier à ses heures, et elles sont nombreuses malgré le harcèlement dont il est coutumier de la part de la gendarmerie de Loches ou de Saint-Flovier, mais il éprouve soudain une sorte de gène face à Monsieur Berthaux. Celui-ci en impose tout naturellement par sa grande stature et sa diction châtiée. Malgré ce blocage, Maurice lui fait sa demande en lui expliquant la situation désespérée dans laquelle sa famille se trouve. Monsieur Berthaux, avant la fin du récit, l'interrompt et l'entraîne vers leurs véhicules, garés sur la bordure verdoyante, le long la route. Les deux hommes repartent en même temps en direction de la ferme-château de la Folaine. L'état d'urgence de la situation n'a pas échappé à Monsieur Berthaux.

Dès leur arrivée à la ferme, il s'informe du temps nécessaire à la famille pour être en état de partir. Quant à lui, le temps de changer de chausses et il est prêt si Maurice le souhaite. La décision est prise, Maurice part en avant pour donner la bonne nouvelle. Un peu de soleil vient de percer au travers de cette buée obscure. Les yeux et l'esprit de Maurice en étaient recouverts et il souhaite faire profiter son épouse puis la grand-mère, initiatrice de cet espoir nouveau, de cette éclaircie. Les préparatifs sont faits dans un état second, fébrilement. Le bébé est changé une fois encore, on lui passe un tissu imbibé d'eau sur tout le corps, c'est une façon de l'hydrater. Maurice enfile un costume, celui de son mariage il y a six ans maintenant. Il avait déjà remis ce costume par trois fois déjà. A la naissance de Martial son fils aîné, à celle de Gisèle puis à la naissance de Régis pour se rendre chaque fois à la clinique de Loches sur les hauteurs, et à la Mairie d'Azay afin de déclarer les naissances. Il se fait la promesse que si Régis est sauvé, il change de costume. Monsieur Berthaux s'arrête devant le portail de la fermette. Il faut bien compter deux bonnes heures pour atteindre Montrichard, ce n'est pas une affaire de circulation, ce serait plutôt à cause des paysans.

Ils moissonnent et entrent les dernières bottes de grains pour les disposer en meules, prêtes à battre. Il fait beau, le temps est sec et chacun se presse pour en finir avant que la nature ne décide de changer sa clémence en colère et de passer à l'orage puis à la pluie. Il faudrait alors attendre des jours et des jours avant de terminer les moissons et probablement perdre une partie du grain ou beaucoup de temps pour le séchage en meules avant les battages. Nul n'a besoin de discours, seules quelques formules de politesses sont échangées et encore, sans que pour cela, le cours de l'installation de tous les passagers n'en soit interrompu. Monsieur Berthaux maintient la porte de la voiture ouverte pour faciliter l'installation des deux femmes et de l’enfant sur le siège arrière du véhicule. A part Maurice, c'est la première fois que les passagers montent dans une automobile. Les deux femmes sont bien sûr déjà montées en autocar pour se rendre à Loches, et à Tours. La grand-mère a même été à Châteauroux une fois, voir un notaire afin de signer les papiers d'héritage pour son fils Jean, de son premier mariage avec Dieudonné Pavy mais en automobile jamais.

En fait, Maurice les gronde un peu, en prenant une voix rude pour qu'elles se pressent. Monsieur Berthaux  referme les portes arrière de sa voiture dès que la grand-mère a rassemblé ses effets. Pendant ce temps, Maurice s'installe sur le siège avant, auprès du conducteur. Après un dernier regard, Monsieur Berthaux fait le tour de la voiture. Il inspecte une fois encore la fermeture des portes car la sécurité c’est la vie. Il s'installe derrière le volant. Il tourne le contacteur, règle une ou deux tirettes, puis, il descend de l'automobile en saisissant une manivelle sous son siège. Il l'introduit dans la calandre, dans l'espace réservé à cet effet. Il tâtonne un peu, tourne légèrement dans le sens des aiguilles d'un oignon, comme celui se trouvant probablement au bout de la chaîne dépassant légèrement de son gilet de flanelle et renouvelle l'opération.

Le moteur toussote, puis se met à ronronner en tressautant doucement. Monsieur Berthaux, après avoir retiré la manivelle de la calandre, la glisse à sa place sous son siège.

Il s'assied ensuite en recherchant la meilleure position de confort car la route va être longue jusqu'à Montrichard et il est déjà quinze heures. Le soleil est haut, aucun nuage ne vient troubler ce ciel magnifique, juste un peu de vent, mais si discret qu'il n'apporte pas de rafraîchissement à l'air ambiant. A cinq dans la voiture avec cette chaleur et l'impossibilité d'ouvrir une glace pour ne pas risquer d'aggraver le cas de Régis, ce voyage si indispensable risque d'avoir des allures de cauchemar. L'itinéraire choisi pour ce petit voyage d'une quarantaine de kilomètres est simple. Il faut éviter la ville de Loches car, il risque d'y avoir le marché aux fleurs et celui-ci dure la journée. Il faut éviter aussi le passage à niveau de Beaulieu-lès-Loches, il risque d'être fermé. Le train de Tours passe vers seize heures et il est impossible de prendre cette route, même si celle-ci est la plus directe en partant de Chamboisson. Cela parce que le temps presse. Après être passé par Chamboisson afin que la grand-mère puisse se changer, Monsieur Berthaux a décidé, il prend donc la route d'Azay. L’équipage traverse le plateau derrière la ferme des Robineau. On aperçoit déjà l’immense masse d’un mur. Une construction en pierres de tailles des carrières de Reignac et de Genillé. Il laisse apparaître au-dessus de ses deux mètres, une végétation tricentenaire. Entretenue par l’état, la demeure, le château d’ Azay, qu’il ne dissimule qu’à moitié est mise à la disposition de Monsieur l'Ambassadeur du Canada et cela depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Tout de suite après avoir longer ce mur sur une centaine de mètres, le véhicule tourne à droite et attaque la grande descente. Il passe sous le pont reliant les deux parties du château, petit pont à la mode italienne à plus de cinq mètres du sol à cet endroit.

Le bruit est infernal, encastrés entre deux murs, les échos renvoient les teufs-teufs ainsi que les crissements des bandes de roulements des pneus en y ajoutant un peu des mystères de cette magnifique demeure et des habitants perpétuels de ses caveaux de famille. Enfin, après quelques secondes, sur la gauche, le muret de pierre surmonté d'un grillage fin pour clôturer l'école du village et la question est toujours la même, ce grillage est-il là pour empêcher les enfants de sortir ou d'y entrer ? Au fond de la cour s’assied le préau, une bâtisse reposant sur des structures de bois, sortes de poteaux épais soutenant une charpente magnifiquement chevillée, d'une teinte grisâtre, à peine fissurée par le temps. Celui-ci ne semble pas avoir eu de prise sur cet édifice recouvert d'une toiture d'ardoises brillantes et bleues. Pas plus que sur la bâtisse principale de pierres crayeuses et blanches dont la façade est ornée d'un œil de bœuf surmonté des lettres "R.F" et en dessous, de  "ECOLE COMMUNALE ".Juste en face de l’école, l'église, elle est surélevée, construite naturellement sur un rocher de granit. Avec ses quelques marches pour accéder au porche voûté, sculpté de personnages bibliques, probablement par un artisan du village aussi talentueux qu’anonyme. Il aura trouvé sa récompense au paradis promis par les bons prêtres d’alors. Puis, au pied des marches, le croisement des routes de Norçay à Chambourg et de Dolus à Saint-Quentin. En prenant cette dernière direction, il faut passer sur le pont au-dessus de l'Indre, très large à cet endroit. Parce que, le moulin, pour son fonctionnement a créé un deuxième cours, moins large mais nécessaire afin de conserver le niveau des eaux en aval et en amont de la rivière. En face, sur la colline, la demeure de Monsieur Berthaux avec sa tour et à gauche avant la colline, le cimetière. Il faut maintenant prendre à droite, en direction de Morillon puis de Chédigny et enfin Saint-Quentin.

Le carrefour de Loches Amboise et d’Azay Montrésor est goudronné, contrairement aux routes départementales communes. Celles-ci sont en pierres blanches, asphaltées et sans bitume. Ce sont des routes faites par l’homme, à la force du poignet, à la sueur de leur front. Le petit groupe arrive tout prés des carrières de Genillé, justement, là où sont extraites les roches à briser pour composer les petites routes du département. Déjà, le fond de cette exploitation à ciel ouvert se remplit d'une eau verte et transparente. Installé sur plusieurs hectares, ce trou béant est impressionnant, traversé par le petit cours d’eau fraîche sillonnant jusqu’à l’Indrois. Stockées tout autour, des montagnes de rochers et de pierres de toutes les formes. Une dizaine d'hommes sont occupés à casser des cailloux. Les tas qu'ils garnissent s'étalent sur plusieurs cordes, dans une présentation impeccablement alignée. Ce sont des sorte de petites pyramides tronquées, coupées sur le haut en s’allongeant sur plusieurs dizaines de mètres. Plus loin encore, plusieurs groupes de quatre hommes s'escriment à couper à la scie des carrés de roches. Des blocs destinés à la construction des piles de ponts, de piliers de cheminées et d'appuis de fenêtres ou de pas de portes, voire même d'abreuvoirs à bestiaux ou de pierres à éviers. Des chevaux attelés à des charrettes vides attendent le bon vouloir des charretiers. Ils sont  assis à l'ombre des grands tilleuls à la porte du village, près du lavoir légèrement en contrebas du pont de bois. C’est le seul passage pour accéder aux carrières. L’église du village est également dans cette partie de ville. C’est un lieu calme avec ses quelques maisons en flan de coteau. Les entrées de maisons sont au raz des ruelles, serrées et étroites, entourant comme pour la protéger l’église et son chapitre, somptueuse demeure en pierres blanche du pays venues tout droit de la carrière voisine. Les hommes sont des bâtisseurs et ce qu’ils créent perdure.

En regardant ces hommes détendus, tous couverts de casquettes de tissus du même bleu que leur cotte, c’est un tableau de maître que je vois. J’imagine les familles attendant leur retour en installant la table dans une pièce où les odeurs de soupe aux légumes embaument la pièce unique en enveloppant le sobre mobilier.  Ils attendent probablement un ordre pour charger quelques pièces et partir pour des livraisons dans le canton, car pour les grandes distances, les charrettes sont chargées après dix-sept heures et partent ensuite en convoi à destination de la gare de Loches ou de Montrichard. Il arrive aussi parfois que ce soit un camion que doivent charger ces hommes. Trois de ces camions sont partis un jour pour l'Italie, l'un des charretiers a lu le document de destination, il en parlait encore deux années plus tard. Aujourd’hui, il ne subsiste plus que la mémoire collective, un trou immense où flottent parfois à la surface de l’eau qui l’envahit, un filet blanchâtre, fin et discret. Seul vestige d’un passé de dur labeur. Tous les passagers sont absorbés dans leurs pensées. Toutefois, cela ne les empêche pas de regarder avec attention les paysages et les villages traversés, ils ne les reverront peut-être jamais et, si ce n'étaient les circonstances, cette expédition du désespoir deviendrait probablement une aventure extraordinaire.

Effrayé par cette insistance à ne pas vouloir s'alimenter, le docteur, impuissant, décide d'hospitaliser l'enfant à Tours. Il prévient le directeur de l'établissement et accompagne Maurice et son épouse, pour consulter. Le diagnostic est réservé, les professeurs décident de garder l'enfant en observation tout en rassurant les parents, qu'ils ne s'inquiètent surtout pas, tout sera fait pour soulager d'abord puis pour guérir. Dans un premier temps, le poids de l'enfant se stabilise. C'est un mieux, chacun espère une rémission de la maladie sans nom. Après sept jours d'espoir, c'est la rechute, nouveau refus de s'alimenter, un refus total, tous les aliments sont rejetés et malgré des massages d'estomac et des intestins, rien n'évolue et le poids recommence à chuter. Le médecin de famille est sceptique et ne sait trop quel comportement avoir, quel discours tenir à cette famille dans le désarroi le plus total. C'est dans la quatrième semaine d'hospitalisation que tout se dégrade vraiment. L'enfant est mis sous perfusion, situation rare, il est alimenté de cette façon, les spécialistes se sont succédés à son chevet ces derniers temps, ils espèrent de cette façon laisser à l'organisme le temps de se réorganiser pour combattre le destin. Le fait d'être médecin ou spécialiste ne signifie pas détenir toute la connaissance, leur rôle est aussi d'inventorier les nouvelles maladies. Pour Régis, ils pensent que se sont les intestins les coupables par ce que, ils occasionnent cette dégradation de l'appétit. Cette conclusion est prudemment supposée car les radios n'ont pas vraiment délivré leurs secrets. Les hommes n’ont pas non plus apporté d’assurances. Une fois par semaine, la mère de Régis se rend à Tours pour le voir, et en revient chaque fois plus désespérée.

Cette fois ci, son bébé est attaché dans son petit berceau. Il a des tubes dans la bouche, des seringues dans les bras. Cette vision la bouleverse, mais si c'est pour le bien de l'enfant, elle est prête à accepter de souffrir en silence, et bien plus encore. Durant deux semaines, l'état se stabilise mais ne s'améliore pas et lorsque la sixième semaine, Maurice et son épouse se rendent au chevet du jeune malade, ils sont convoqués dans le bureau du directeur, il les informe avec des mots simples, et avec ménagement de la situation dramatique. Si dans la semaine suivante, l'enfant refuse toujours de s'alimenter, celui-ci est condamné, il est trop jeune pour se battre. Il faudra débrancher la perfusion et laisser faire la nature. Les deux parents, abattus par ces coups du sort, décident de s'arrêter à l'église d'Azay à leur retour pour prier à la guérison de Régis, Maurice avec scepticisme et Pierrette sa femme avec ferveur.

Elle espère être entendue en demandant à Dieu miséricorde pour cet enfant puisqu’il ne connaît pas le péché. Il est innocent des maux de la terre et vierge de toutes mauvaises pensées. Maurice espère simplement que la nature se montrera raisonnable et clémente. Pour lui, Dieu est trop loin de nos préoccupations depuis qu’il a abandonné son propre fils à la bêtise des hommes. Au loin, se dessinent les contours du fort de Montrichard comme posés sur le versant sud de la colline boisée, il domine la vieille ville fortifiée.

Pourtant, Saint-Georges sur Cher et ses vignes de raisins blancs défilent encore le long des vitres de l'automobile. La verdure des feuilles légèrement bleutées par les traitements préventifs de la maladie du vignoble, donnent aux cœurs des envies de fêtes. Les odeurs si particulières des vapeurs de résines des ceps chauffés par un soleil descendent doucement vers les narines, poussées par un air vivifiant, invisible et surprenant. Tout homme aimant le bon vin devrait un jour voir et sentir la vigne car elle est la préhistoire. Elle accompagne la folie et la joie, elle est la marque du savoir-faire. L'horizon révèle aux yeux des images définitives de la beauté et de la nature vraie et simple.

Monsieur Berthaux a peu parlé pendant ce voyage. Son chapeau de feutre brun bien posé sur sa chevelure grisonnante. Les lunettes de lecture accrochées par leur cordon, pendent à son cou. Son air attentif et quelque peu bourgeois, droit comme un "I", collé à son siège par une sangle invisible, attentif à la route, il en impose naturellement. Le discours est inutile, l’image qu’il projette est représentative de ce qu’il est réellement : Instruit, simple et noble à la fois. Il commente de temps en temps les paysages traversés. Il explique que le vin blanc de Saint Georges est un vin pétillant, conçu à la méthode champenoise dans les caves, sous les collines de Montrichard et de Saint Georges.

Les galeries sont creusées à mains d’homme, en grandes salles voûtées à même la pierre crayeuse et blanche. Une pierre servant de support à bien des villes de la vallée du cher, de Saint Amant Monteront à Ballan-Miré. Mais aussi de la vallée de la Loire de Nevers à Nantes. Il fait également remarquer que toutes les vallées nommées sont riches en vignobles, essentiellement de vins blancs, à l’exception peut-être des coteaux de Chinon car, ceux-ci s’enorgueillissent de leurs vins rouges capiteux et poivrés. Des vins d’accompagnement pour le coq au vin ainsi que quelques viandes rouges et les asperges de Romorantin. Dans le même chapitre, il y a aussi un petit vin de Bourgueil. Monsieur Berthaux en est certain, ces vins, qu’ils soient rouges ou bien blancs, deviendront de grands vins de renommés.

Pierrette n’a pas dit un seul mot, elle prend simplement garde de ne pas trop agiter Régis, il ne s’est pas réveillé une seule fois depuis le départ. La tranquillité de l'enfant ne la rassure pas mais lui procure une sorte de sérénité provisoire, elle lui permet de regarder toutes ces villes et villages, des routes longues à n'en plus finir d'être belles. Pierrette ne s'était même pas imaginé qu'en dehors de Loches, de Tours, de Chamboisson et des petits villages entourant sa demeure, il pouvait y avoir un autre espace, une autre vie peut-être. A l’école, on lui avait parlé du monde, elle se l'imaginait plus loin. Les conversations elle le sait, ne sont trop souvent que le reflet de l’imagination. Ce qu’elle entendait sortait trop vite de sa mémoire. Mon Dieu faites que Régis soit sauvé pour qu'il puisse un jour profiter de ces beautés pense-t-elle ! Le grincement des freins est maintenant régulier. La descente est longue, elle mène au pied du pont, et la ville de Montrichard grandit à vue d'œil. Elle s'étale en amont comme en aval du Cher. A perte de vue, ce ne sont que maisons et bâtisses. La colline derrière la ville bouche l'horizon.

Elle est chargée de demeures comme une grenade de ses grains rosés, lourds et brillants, comme le soleil rougissant sur les ardoises posées fièrement sur tous ces murs protecteurs. Deux tours gardent l'entrée du pont.

Elles sont semblables aux soutiens du pont-levis des vieilles rues de Loches, en pierres blanches, usées par le temps, ponctuées de trous creusés par la vermine et les pluies, peut-être de boulets de bombardes et des impacts des tires de mousquets et de hallebardes. La première maison est éloignée de toutes les autres habitations, rapprochée d’une tour à la toucher. Les tours, doivent être du XIII e siècle, elles servaient probablement de maison des gardes, pour protéger la ville et son église de Nanteuil. Le pont n'est pas large, mais il suffit au passage de la voiture. L’équipage croise quelques cyclistes. La ville commence à la sortie du pont. Une petite ruelle semble écarter les maisons sur ses côtés. Le soleil d'un seul coup disparaît pour faire place à une ombre triste et grise. La voiture est comme avalée par ce changement de lumière. La fraîcheur devient humide et les odeurs de liberté et de ciel bleu disparaissent subitement. La volonté de Dieu va s'accomplir. 

Le guérisseur est un peu à l'écart du centre ville. Sa maison est entourée d'un grand jardin entretenu où la verdure règne en maître avec ses rangs de poireaux comme alignés au cordeau. Quelques touffes de groseilliers garnis de grappes de fruits rouges dominent la verdure brunissante de leurs feuilles, enfin, un carré de salades et quelques choux. C'est une vieille demeure sur deux étages, en pierres bleues du Nord, elles font un contraste saisissant avec les constructions voisines. Celles-ci sont faites de pierres de taille meulières, de silice et de calcaire dont les fenêtres et les portes sont encadrées, décorées de pierres blanches du pays de Touraine.

La Touraine est le jardin de la France verdoyant et tempéré choisi par tant de Rois et de Princes pour y élire domicile et ainsi de cette région, bâtir une grande partie de l'histoire de France. Le portail est ouvert, Monsieur Berthaux le passe pour aller garer le véhicule le long du perron. Il descend puis ouvre la porte arrière de la voiture pour laisser le passage à la maman et au bébé. Celui-ci se réveille soudain, surpris sûrement de ne plus entendre le ronronnement du moteur et le bruit de roulement des pneumatiques sur l'asphalte.

Régis commence à bouger et à geindre. Pierrette, fatiguée de n'avoir pas bougé, se détend un instant en donnant l'enfant à Maurice. Elle fait quelques pas dans l'allée, du perron au portail et du portail au perron puis reprend son enfant et monte les quelques marches la séparant de l'espoir, non sans appréhension. Alors que les femmes et le mourant entrent pour être reçus par le guérisseur, Monsieur Berthaux et Maurice échangent quelques mots. Maurice a apprécié la sobriété de langage de cet homme tranquille, sa culture des vins et ses connaissances sur la région. Maurice est déjà venu à plusieurs reprises à Montrichard, mais toujours pour y travailler ce qui lui laissait peu de temps pour faire des découvertes. Ouvrier maçon, Maurice passe ses journées à préparer le ciment et à monter les pierres ou les parpaings pour les compagnons maçons. Monter les seaux sur l'échafaudage n'est valorisant que par le salaire qu'il en retire. Heureusement, Maurice élève des poules et des lapins, pour assurer la subsistance de la famille. Les collets, la chasse aux écureuils, aux canards, la pêche à l'épervier la nuit, sont les petits à cotés que s'octroie Maurice.

Il pense en toutes circonstances au plaisir qu'il éprouve à titiller l'amour propre des gendarmes, à la nécessité de faire quelque argent supplémentaire pour améliorer l'ordinaire de sa petite tribu.

Il n'y a pas franchement de coté malhonnête dans son esprit, la nature est prolixe quand elle le veut et il tente d’en tirer parti. D'ailleurs, les présidents ont leurs chasses et leurs pêches, mais ont-ils comme lui un permis de chasse en règle ainsi que leur permis de pêche? Rien n'est moins sûr! Maurice pense que la nature appartient à l'homme capable de la domestiquer sans la détruire. Les prélèvements infimes qu'il fait au nom de la survie, sont loin de valoir les punitions et brimades dont il est la victime incontestable à ses yeux de la part des gendarmes, gardes champêtres et autres représentants de la commune. Ceux-ci ne se gênent d'ailleurs pas pour manger les produits confisqués aux braconniers lors des flagrants délits et ils trouvent cela tout naturel. Maurice appelle cela du vol caractérisé. Quel est donc le voleur dans cette histoire, l'homme de loi mangeur des preuves du délit comme les seigneurs d’antan ou celui, combattant assurant par sa présence près de la nature, son entretien et un certain équilibre en y prélevant par nécessité d’infime quota ? Monsieur Berthaux essaie bien de lui faire comprendre qu'il ne peut pas, aux yeux de la loi y avoir un peu de bien ou un peu de mal. Parce que, aujourd'hui, il n’y a que la loi. Que le bien et le mal et que l'on est d'un côté ou de l'autre, du bon ou du mauvais. Un jour peut être, la frontière séparant l'un de l'autre sera plus élastique, moins stricte, plus humaine. Mais en attendant, le fait de tendre un collet est une infraction et se faire prendre, c'est devoir payer une note souvent sans commune mesure avec l'acte commis. Se faire prendre à braconner, c'est aussi devoir assumer ses actes, même si l'on n'est pas d'accord avec le jugement du tribunal. Pendant ce temps, Pierrette s'est assise dans le couloir, l'enfant sur ses genoux, et la grand-mère prend le temps de regarder les tissus tendus sur les murs avant de s'asseoir au près de sa belle-fille. Elles ne restent pas longtemps installées sur ces sièges recouverts d'un tissu de tapissier, magnifiquement décoré de couleur verte et rouge avec quelques fleurs de lys argentées incrustées sur le dossier. Le tissu est un peu passé et usé par les frottements des nombreux visiteurs venus y poser leurs séants. Très rapidement, un homme grand, plus de soixante ans pense la grand-mère, les cheveux blancs, un peu jaunissants, dégagés derrière les oreilles, et légèrement tombants dans le cou, sur le col d'une chemise blanche, fait son entrée. Vêtu d'un pantalon de toile bleue, maintenu par des bretelles larges, dépassant de la chemise que laisse apparaître une veste légèrement entrouverte. Il leur sourit sobrement, sans outrance et tend les deux mains, paumes ouvertes vers le ciel, en direction des deux femmes et de l'enfant :

Soyez les bienvenus, je vous attendais, suivez moi je vous prie. Les visiteurs le suivent et entrent en sa compagnie dans une grande pièce sobrement meublée. Au centre, une grande table en bois massif, comme seuls les artisans du bois de chêne savent les faire dans nos provinces, brunies modérément, cirée sûrement. Autour de ce grand meuble, six chaises, du même bois, d'une teinte plus claire, le siège paillé et verni, de couleur or. Face à la porte que viennent de franchir les femmes, trône une immense cheminée dont une partie du foyer est directement installée dans l'épaisseur du mur. L'autre partie est prolongée dans une niche faite de deux colonnes de marbre blanc sur lesquelles repose une plaque de marbre gris dont les angles sont arrondis. Ils arrivent à hauteur d'épaule de l'homme. Le guérisseur les invite d'un geste circulaire à s'asseoir dans deux fauteuils de cuir brun qu'elles trouvent moelleux lorsqu'elles s'y installent. Les deux femmes sont intimidées, elles ne savent pas trop comment s'y prendre pour expliquer la raison de leur présence. Cet homme si ordinaire sera-t-il capable de soulager les misères de Régis.

Le guérisseur a surpris les regards furtifs des deux femmes. Elles cherchent à découvrir quelques signes de la présence d'un pouvoir dont il serait détenteur. Elles sont dépassées, cela se ressent, elles sont effrayées. Gentiment, il interroge la maman pour connaître l'âge de l'enfant, son poids, il demande à ce que son visage soit libéré de toute contrainte, pas de tissu, pas de tétine. Il demande depuis combien de temps le bébé est malade. Ce que les médecins ont dit. Il dit qu'il devine par quels tourments est passée la famille devant une maladie que l'on ne comprend pas, il n’y a rien de mielleux dans ses propos, il sympathise. Il compatit à la douleur de chacun, saisit la menotte de Régis dans sa main et frotte les petites menottes de ses doigts rudes d'adulte comme pour en analyser ses composants. Il saisit l'autre main et renouvelle ses gestes tout en continuant à parler avec les deux femmes.

Il s'adresse directement à la grand-mère pour la féliciter, d'avoir pensé à lui car en effet, pourquoi abandonner tout espoir et entreprendre cette expérience nouvelle sinon pour essayer de sauver un être cher. Cette initiative lui semble louable et empreinte de bon sens: La dernière chance, peut-être la bonne! Remettre dans ses mains un enfant de Dieu, malade et même mourant ne peut pas être un péché tant qu'il peut rester un espoir :

Dieu n'a-t-il pas fait l'homme à son image et ne lui a-t-il pas donné des dons pour s'en servir pour le bien des hommes. Dieu guérit les âmes, l'homme doit donc faire tout ce qu'il est en son pouvoir pour guérir les corps.

Les deux femmes écoutent ce personnage parler comme le ferait un prêtre et pensent que rien de mauvais ne peut sortir de quelqu'un dont le discours semble se dévouer au bien. Définitivement rassurées, elles finissent par se confier et parler de leur vie familiale, de la ferme, des drames et des joies, leur quotidien en somme. Se laisser aller, s’abandonner quelques instants, c’est si bon parfois. C’est ce que font les deux femmes, pour une fois pense la grand-mère. Elles parlent aussi du métier des uns, des soucis journaliers, des moments heureux et doucement, le guérisseur leur fait dire les symptômes de la maladie de l'enfant. Il apprend que celui-ci ne s'alimente plus, mais qu'il ne semble pas avoir de douleurs aux intestins, il sait maintenant qu'il urine. Tout en discutant, il tâte le ventre du bébé et appuie légèrement, pour obtenir un petit gémissement car l'enfant est très affaibli c'est certain. Pierrette a apporté les radios. Elle les propose au guérisseur. Celui-ci les refuse poliment, il n'est pas médecin et là où la médecine a échoué, il ne reste qu'à s'en remettre à la puissance divine, elle me donne parfois quelques pouvoirs dit-il. Il regarde les bras de l'enfant, les traces de piqûres, les bleus et les ecchymoses ont marbrés ses membres. En fait, il ne fait que constater les dégradations habituelles que la médecine pense salutaire pour le patient. Il se demande quand la médecine deviendra humaine. L'homme scrute ce bébé, contrairement à ce que disent les hommes de l'art de la médecine, n'a pas encore oublié de vivre. Il sent le cœur de ce petit être battre dans une poitrine normalement constituée. Elle tressaute, s’étire et se rétracte au rythme des battements de son cœur. La fraîcheur de la maison lui a d'ailleurs apporté un peu de bien-être et il tricote un peu des jambes. Le regard de l’enfant quoique triste, est franc, confiant, sans crainte. Cela fait de lui un être à part entière car, il ne pense qu'à être. L’organisme obéit aux commandements émis par des moteurs puissants de motivations dont le but unique est la survie. Seuls les êtres doués intelligence bénéficient de ce formidable outil, par conviction ou par instinct. Les guérisseurs sont psychologues et saisissent souvent, à travers les messages de détresse que lancent les personnes en difficulté. Des signes et parfois simplement des signaux pleins d'espoir et de promesses que la science ne peut tenir comme des critères de guérison pathologique. Le guérisseur le sait par expérience, l'enfant vient de passer des moments perturbant, il a vécu des souffrances inutiles, rencontré depuis deux mois des gens dont les priorités ne sont certes pas la compassion ni les douceurs. L'homme sait que cette journée est particulière. Le voyage de l’enfant sur les genoux de sa mère, bercé par des bruits inhabituels. L'absence de violence, la douceur des gestes, la présence maternelle, le repos en somme a plus apporté à l'enfant que toutes les piqûres ou divers soins traumatisant. Parce qu’ils sont toujours pratiqués par des gens ne cherchant qu'un résultat, qu'une guérison, qu'une solution médicale à un problème de santé donné, sans humanité. Il sait combien le repos de ce voyage a détendu l'enfant, il le pressent, et cela est confirmé par le comportement actuel du poupon lucide dont le regard le fixe. C'est un enfant calme, sans crainte, il ne cherche pas à retirer ses pieds des mains du guérisseur. Celui-ci caresse la plante des pieds du bébé et la réaction est immédiate, l'enfant les retire brusquement, mais sans violence. Cette réaction comble le guérisseur et le confirme dans ses pensées. Non, cet enfant n'a pas fini sa vie, il la commence, il en est certain. Il faut simplement que ce petit se retrouve et réapprenne la confiance en ses parents, en son entourage. Il faut que cet enfant retrouve un cadre de vie simple et agréable, entouré d’affection et d’amour. La grand-mère et Pierrette observent le guérisseur, elles aperçoivent un sourire se dessiner sur les lèvres de ce dernier. L’homme recouvre le bébé avec son lange et se lève sans bruit, doucement, avec mille précautions.

J'ai, leur dit-il, apposé mes mains sur cet enfant, j'ai constaté certaines choses qui me semblent être des signes positifs. Vous allez dès maintenant agir avec lui comme avec un enfant normal, non malade, vous ferez tous les gestes que vous faisiez avant sa maladie, le coucher aux heures normales, le lever de même, faire sa toilette, le promener.

Vous laisserez les autres enfants l'approcher, le toucher, jouer avec. Vous ne le couvrirez pas trop, pas plus que nécessaire. Vous allez rentrer sans vous presser, prenez vraiment votre temps. Il va faire bon très tard, ne le brusquez en rien, ne lui donnez rien à manger, rien du tout, ne lui proposez surtout rien, il ne faut pas le forcer. Je pense que dans deux jours, trois jours au plus, il vous réclamera à manger, faites-lui confiance, il criera si bien que vous ne pourrez pas vous tromper, ce sera pour cela et il sera sauvé. Ceci est mon ordonnance, et si, après trois jours, il ne se passe rien, je crains hélas, mais j'en doute, que le petit Régis ne s'éteigne.

La grand-mère sourit car elle est certaine du résultat. Pierrette est plus réticente. Plus jeune que sa belle-mère, elle a quelques doutes, il s'est passé si peu de choses en vérité durant cette séance ! Est-il si simple d'être guérisseur ? Si ce n'était la réputation de cet homme dans la région, elle ne serait pas du tout convaincue par ce qu'elle vient de voir ou de ne pas voir. Mais, malgré cet état d'esprit, elle veut de toutes ses forces qu'il se passe quelque chose et c'est là que le miracle risque de s'accomplir, l'amour plus que la raison domine les sentiments. L'enfant fera son choix le moment venu, Pierrette l’assistera dans ses demandes muettes et dans ses gestes d’expressions. La maman sait quand son enfant lutte et elle prie pour lui car elle sait également qu’il souffre.

Pour l’enfant, c’est l'instinct de son innocence qui lui fera passer le mur des certitudes de ceux qui croient savoir, même ce qu'ils ne comprennent pas toujours.

Ce péché d'orgueil a fait suffisamment de mal, il doit pour l'instant laisser la place aux sentiments vrais et naturels des enfants que la nature gratifie d’innocence. 

Dieu accomplira le reste en remettant en place l’échelle* tombée jadis des mains d’une mère en douleur.

Publié dans ROMAN

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