LE CHOC 1/2

Publié le par Edouard de Chamboisson

Le choc

 

 

 

 

 

 

Dimanche, la lumière du jour est triste. Il est huit heures. Claude et Jacques sont partis chacun de leur côté. Ils ont déjà déjeuné lorsque maman vient me chercher dans la chambre. Je n’ai rien entendu. La maisonnée n’a pas rugi comme à son habitude. Pierre le frère aîné ainsi que son épouse Gisèle sont passés la veille au soir et nous avons tous dîné ensemble. Un repas sans gaieté car maman est triste depuis plusieurs semaines. Léopold est à l’hôpital. Nous sommes pourtant nombreux autour de la table pour ce repas de famille. Maman, comme à son habitude nous a mijoté une soupe dont elle a le secret, odorante et goûteuse. Un bouillon plein de senteurs, de celles du midi, relevé d'épices et de légumes frais du petit jardinet que Léopold cultive avec amour et ténacité.

Gisèle entretient maman sur les dernières nouveautés de son entreprise, les petits soldats de plomb à colorier que les cafés Mokarex glissent dans leurs paquets pour faire de la publicité à la marque. Pierre écoute Claude lui parler de son apprentissage d’électricien à Groslay, chez les Champions ses patrons. Avec Jacques, nous faisons des boulettes de pain que nous nous lançons sans conviction. Notre regard est toujours posé sur maman, attendant une observation ou un désaveu du genre : « le pain est dur à gagner » ou encore « c’est comme si vous jetiez l’argent par la fenêtre ».

Cependant, rien ne se passe. Ce soir maman est trop préoccupée, elle ne nous prête pas l'attention qu'elle nous accorde à son habitude.

Je guette l’oreille tendue vers les adultes pour comprendre la maladie de Léopold. Hélas, rien ne filtre dans les propos contenus dans la conversation des adultes. Chez nous, les enfants ne posent pas de question, pas avant d’être devenus des travailleurs. Martine, la dernière enfant du foyer pleurniche doucement dans la chambre que Léopold a récemment aménagée dans son ancien appartement. En ouvrant la paroi de séparation des deux logements, il a ainsi donné de l’aisance et de l’espace à la famille et Martine y a trouvé une place dans son petit lit de métal aux pieds de celui des parents. Maman parle maintenant aux deux invités, elle leur raconte que Michel son premier enfant avec Léopold, donc notre demi-frère et Gilbert, mon frère le plus jeune se portent bien. Ils ont tous les deux une santé de fer. La campagne Tourangelle dit maman leur convient parfaitement et elle compte les laisser en nourrice encore de nombreux mois. Enfin, vers la fin du repas, Pierre lui demande des nouvelles de Léopold. Maman tarde à répondre. En nous regardant tour à tour, elle laisse couler quelques larmes vite essuyées et d'une voix mélancolique, elle nous informe des difficultés que rencontre notre beau-père. Il peine à surmonter cette nouvelle rechute dit-elle.

 « Le cancer s’est mis dans le second poumon » nous dit-elle.« Cette saloperie n’en finit pas de progresser et Léopold malgré son courage et son envie de s’en sortir n’arrive pas à récupérer assez de force pour lutter contre cette merde de maladie ».

De nouvelles larmes coulent sur ses joues. C’est la première fois que je vois ma mère pleurer et pester aussi vulgairement.  J’en suis tout retourné. Des larmes parviennent à mes yeux. Je me lève précipitamment pour cacher mon état.

Je vais discrètement, enfin je le crois, dans la chambre pour m'essuyer les yeux. Je ne souhaite pas que mes frères me voient dans cet état. Le chagrin et l'émotion m’appartiennent et je ne voudrais pas qu’ils se moquent de moi le soir même ou plus tard, lorsque sera passé ce mauvais moment. Je reviens à la table quelques instants plus tard, les yeux me brûlent un peu mais j’ai cessé de pleurer. Je m’assieds discrètement et silencieusement. Gisèle est la seule à avoir remarqué et deviné ce qui vient de se passer. En se posant sur moi, son regard est emprunt de douceur tout comme son sourire. Je le lui rends avec reconnaissance. Cette marque discrète et complice devant ma sensiblerie me fait du bien et je lui souris en tirant doucement ma chaise vers la table pour me donner une contenance. Je m’accoude sur la nappe car cette position refusée pendant le repas nous est autorisée lorsque celui-ci est terminé. La conversation ne s’est pas interrompue durant ma courte absence. Maman explique que Léopold a perdu l'un de ses poumons pendant la dernière guerre. Léopold était dans les tranchées, il a respiré des gaz lors d’une alerte parce que, l’armée n’avait pas encore équipé tous les soldats de masque protecteur. Nos dirigeants sont très négligents. Ils sont même parfois démunis de toute humanité. Parce que le manque de matériel ne peut pas être une excuse à ces morts inutiles, elle se révolte en désignant ainsi une partie des coupables.

Elle explique également que les mines de charbon ne sont peut-être pas étrangères au pourrissement de ce second poumon en fait, elle pense que mon beau-père ne lui a peut-être pas tout révélé sur son état de santé.

 « Il parle si peu » dit-elle encore et dans cette petite phrase, je sens tous les regrets du monde. Ainsi, mon beau-père avait déjà depuis longtemps contracté cette maladie et n’en avait jamais fait état. Peut-être est ce pour cela que son humeur est changeante et qu’il est dur avec nous.

La souffrance silencieuse rogne le caractère le plus chevillé, elle détruit insidieusement les sentiments les plus profondément ancrés. Cette souffrance trop souvent cachée  sans qu'elle puisse être contrôlée, a donc une incidence sur le comportement. « Il n’est plus que l’ombre de lui-même, il ne lui reste que la peau sur les os. Il est méconnaissable. Le médecin me conseille de ne rien lui refuser » dit maman

Même du vin s’il en réclame, je pense que c’est la fin  dit-elle encore.

Je me demande parfois si vraiment il y a un Dieu  dit encore maman,

Tous ces malheurs pourraient être épargnés aux gens dont le seul mal est de naître dans un monde de misère.

 Maman est bavarde, ses propos sur la maladie sont intarissables. Elle donne l’impression de se libérer d’un poids trop lourd. Elle vide son sac, déballe ses rancœurs, sans hargne, comme on lit le calendrier, ligne par ligne, jour après jour avec entre les mois une histoire dont la saveur m’échappe. Je me mets à penser dans cette ambiance feutrée, dans ce léger brouhaha, à mes histoires avec mon beau-père. Je me souviens de l’été, le jour de mon premier costume.

Je l'ai déchiré accidentellement en bricolant avec Jacquot, notre voisin mécanicien. Cela ce passe un soir dont le jour ne finit pas de durer, comme le temps qui parfois me semble long. C’est un dimanche. Le matin, nous allons avec Claude et Jacques à Saint-Denis, à l’église de la paroisse de la communauté protestante. C’est l’occasion que choisit maman pour m’affubler de ce costume.

Je ne me sens pas très à l’aise dans ce qui est censé représenter le petit d’homme. C’est ma première culotte longue. Je suis d’abord surpris par cette reconnaissance d’un état ordinairement réservé aux enfants pour leur passage à un niveau intermédiaire défini par l’église.

Mais mieux que cela, dans le cadre de l’église, car, en effet, c’est pour la communion de l’église réformée à l’âge de quatorze ans que l’enfant acquiert ses lettres de noblesse, son indépendance morale et son premier pantalon. C’est pourquoi, en ayant par cet acte fort et volontaire, accepté d’entrer dans la communauté regroupée autour d’une profession de foi, il devient non plus une brebis qui suit un troupeau, mais un guide. Un meneur capable de porter la bonne parole. Il la partage avec une congrégation dont il fait intégralement partie. Ma surprise est donc de taille.

D’un côté, je me sens grandir car ce signe extérieur apparemment visible a de quoi sublimer mon esprit. C’est vrai, il est quelque peu engourdi par ma condition d’enfant de famille nombreuse que je viens de découvrir et que je subis. Mais aussi ma simple position d’enfant encore me semble t il face à son manque de maturité. Cependant, tout en étant gêné de cette preuve apparente de confiance, mon comportement se trouve modifié sans en connaître la raison profonde.

L’office est pratiqué par le pasteur Grener et les paroissiennes comme à leur habitude nous lisent et développent une parabole. Les adultes sont comme cela, ils enseignent aux enfants à toutes occasions, à l’église, à l’école, à la maison, en promenade, dans la rue. Ils ne prennent jamais conscience que l’enfant regarde et apprend aussi tout ce que les parents n’osent pas dire, tout ce qu’ils croient inutiles à la formation de l’esprit, au trempage du caractère. Les parents oublient trop souvent que c’est en regardant vivre son entourage que l’enfant se forge ses premières réflexions pour lutter contre l’adversité. Il s’arme, en enregistrant chaque fait et geste que capte son regard, il accumule les mots, souvent sans en connaître l’utilité immédiate. Cependant, les parents continuent sans s’interroger d’avantage sur les aspirations bien réelles et sur l’ouverture d’esprit de certains sales mômes.

Ils continuent une pédagogie ancestrale devenue obsolète dès qu’eux-mêmes ont été l’enfant d’autres parents. Ainsi, notre éducation se fait-elle dans un moule sans cesse réutilisé et rarement amélioré. D’abord, c’est en interdisant les choses dangereuses, les gestes inadaptés, les comportements qui n’entrent pas dans la reproduction des principes d’une société réservée aux adultes. Ensuite, les enfants écoutent les bons principes, les dix commandements. Tout comme les histoires dont la morale ne saurait être mise en doute mais qu'ils ne comprennent pas, les conseils éclairés de ceux qui savent par expérience sans jamais se mettre à la place de l'enfant. Enfin, lorsque le temps est venu, on demande à ces jeunes adultes de travailler pour vivre. Seulement, la seule chose que personne n’a pensé à leur apprendre, c’est justement cela : comment vivre sa vie lorsque l’on a toujours été dépendant d’un autre ou d’un groupe ou d’une famille et qu'on le sera encore de nombreuses années, jusqu'à vingt et un ans pour la loi ?

En effet, l’enfant est devenu suffisamment adulte à quatorze ans pour travailler. Il cesse alors d’acquérir des connaissances essentielles dispensées par les instances autorisées. Quelquefois, rarement, sa maturité le dispense de la tutelle familiale il est alors lâché dans une vie qu'il n'a fait qu'imaginer et devra créer ses propres règles pour survivre. Certains se protégeront de l’avalanche de principes écrits, dessinés, encrés même dans les gènes ancestraux. D'autres deviendront entrepreneurs, ministres ou artistes, en contradiction permanente avec des concepts erronés depuis trop longtemps pour que les souvenirs disparaissent des principes de vie, quelle qu'en soit l’époque. Pour moi, ce pantalon est devenu perturbant, il me décale par rapport à certains de mes frères, il est le déclencheur d’une certaine forme de brimades. Avoir treize ans et représenter l’enfant mûr, c’est fatalement ouvrir une brèche dans le conformisme inculqué naturellement dès la naissance de chacun de mes frères. Jacques a quatorze ans, c’est l’année de sa communion, il pense donc à juste titre que ce droit lui revient et que je dois attendre pour profiter des avantages que confère cette consécration. Pour Claude dont plusieurs années se sont passées depuis ce sacrement initiatique à la vie d’adulte, ce passe droit est forcement une atteinte à la bonne marche des choses. C'est une erreur flagrante, elle entache sa propre accession au statut d’homme.

Pour Charles, c’est la porte ouverte à des demandes d’égalité, pourquoi lui et pas moi ? Parce que, avec ses douze années d’existence, l’évolution de sa vie en région parisienne semble lui conférer une expérience plus probante que la mienne puisque je suis issu de la campagne.

Ces tracasseries directes ou larvées pour un fait dont je n’ai aucune responsabilité ne cessent de m’éloigner du groupe familial. Pourtant, j’essaie de prendre une part active dans les travaux ordinaires mais aussi, je tente désespérément de trouver mes marques ou un espace aussi petit soit-il. Pour moi, la vie se complique un peu plus chaque jour. Je finis par regretter les taquineries de Gisèle, la petite fille de la grand-mère. Parfois, je me demande s’il s’agit bien de ma famille.

Ne serais-je pas ce petit canard égaré dans une basse cour trop grande dont les obstacles placés sur son chemin se multiplient pour l’empêcher de retrouver les siens ou simplement sa mare trouble mais reconnaissable? Je me fais l’effet d’un pantin au bout d’une ficelle qui se serait emmêlée alors que le marionnettiste ne s’aperçoit de rien et continue ses manipulations. C’est vrai, dans l’autobus qui nous ramène à Épinay, je regarde souvent ce pantalon, il recouvre mes jambes en cachant les égratignures de mes genoux. Il me met au rang de l’armée des ombres, de ceux dont les froidures de l’hiver n’atteignent plus les chairs dénudées.

C'est une immense armée dont les pieds ne supportent plus les galoches agressives et douloureuses. Parce qu'un pantalon ne se porte qu’avec de vraies chaussures à lacets, en bon cuir noir et à semelles souples. En regardant autour de moi, je trouve ridicule les enfants en culottes courtes.

Bien sûr, je m’en veux pour cette observation car ma condition toute nouvelle devrait me garder de toute manifestation d’orgueil en effet les lendemains peuvent déchanter. Cependant, pour l’instant, je suis ce que je suis et personne ne paraît porter attention à moi. Pourtant, je me tiens bien droit, je prends garde aux plis, j’évite de glisser comme à mon habitude sur la banquette de bois lisse de l’autobus ceci afin de ne pas abîmer mon vêtement neuf. En me levant pour descendre du bus, je me mire dans les glaces pour surveiller la bonne tenue de ma cravate, elle aussi la première de ma jeune vie et je redresse un peu le nœud car celui-ci a légèrement glissé sur la gauche. Je rattrape mes frères dans le couloir de l’autobus et j’attends derrière eux pour descendre, pratiquement devant la porte de l’hôtel. En passant devant le bar, je regarde l’heure. Il est douze heures trente, le repas doit être servi et j’ai faim.

En effet, arrivé dans l’appartement, j’enlève ma veste et déjà, maman apporte le faitout sur la table sur laquelle, les assiettes et les couverts n’aspirent qu’à servir. Maman est habillée en dimanche, elle sert le repas silencieusement en prenant toutes les précautions pour ne pas se tacher. Chacun d’entre nous en fait autant, les habits sont choses précieuses, ils coûtent chers et nous savons tous que l’argent est dur à gagner. Léopold à l’hôpital, maman a dû chercher un travail pour comme elle le dit « faire bouillir la marmite » C’est à côté, à la CAMS qu’elle a trouvé cet emploi, un grand bâtiment où se fabrique du matériel de soudure. Elle prépare les pâtes pour les baguettes de soudure à l’arc, "un travail d’homme" dit-elle. Ce disant, elle en est fière et en rit beaucoup.

Maman nous presse pour que le repas se termine rapidement, elle va à l’hôpital rendre visite à Léopold. Elle nous recommande de faire nos devoirs et de ne pas amener de petits camarades à la maison pendant son absence. Après avoir fait le tour des recommandations et des conseils qu’elle nous engage à suivre sous menaces de représailles, elle s’adresse directement à moi. Veux-tu venir avec moi à Paris me demande-t-elle ? Je suis surpris par cette proposition car, entre mon beau-père et moi, ça n’a jamais été le grand amour. Toutefois, ne souhaitant pas la décevoir après ce cadeau royal qu’est mon pantalon, j’accepte de l’accompagner dans ce périple un peu plus long que mes parcours habituels. A peine mon consentement obtenu, elle passe son manteau, ajuste son chapeau et m’invite à enfiler ma veste. Elle rajuste ma cravate car celle-ci une fois encore a des envies d’indépendance. Elle s’est en effet déportée sur le côté gauche de mon col de chemise. Elle prend son cabas en toile qu’elle a préparé et en glisse les sangles de cuir autour de son bras gauche. 

Ainsi parée, elle me donne une légère poussée dans le dos pour m’inciter à passer la porte. Nous prenons l’autobus jusqu’au carrefour Pleyel après avoir changé de voiture à la Porte de Paris, à côté de l’hôpital de Saint-Denis, puis, le métropolitain jusqu’à l’hôpital. C’est triste un hôpital, enfin, celui-ci l’est. La grande grille verte, quoique ouverte ne dépare pas des murs grisâtres. Ils sont hauts et sales. Ils semblent faire le tour de l’établissement comme pour l’enfermer dans une spirale ininterrompue. Le grand couloir d’entrée est carrelé, mal éclairé, sombre, cela sent l’éther. J’ai un frisson et je me promets de ne jamais me faire enfermer dans un lieu semblable.

Mon peu d’expérience de la vie me permet tout de même de comprendre que lorsque l’on est malade, la lumière est à elle seule un atout de guérison rapide, elle représente la vie alors que le noir me fait penser à l’enfer.

Comment peut-on accepter ces conditions de vie en milieu hospitalier ? Je me demande s'il n’y a personne pour refuser d’entrer dans ce couloir de la mort, serait-il possible ou même imaginable que cette odeur d’éther soit volontairement répandue pour endormir le cerveau des malades ainsi que celui des visiteurs ? J’ai mal à l’estomac, j’ai la tête lourde. Il n’y a que quelques instants que je suis dans ce lieu et déjà, je souffre alors que je ne suis pas malade. Les murs intérieurs sont tristes eux aussi, la peinture sombre qui les recouvre est écaillée par endroits, rayée à d’autres, tachée parfois mais jamais nette. Cela sent le vieux, la prison, l’oubli, le rance, et puis aussi, une odeur indéfinissable. Des malades errent dans les couloirs. Ils semblent tirer derrière eux un poids pénible à traîner. Ils ont le dos courbé sous une charge imaginaire, le regard creux et le teint pâle. Ils ont la tristesse à la place des lèvres et les rayures de leur pyjama les allongent en les rendant plus minces, plus légers, comme fragilisés.

Mon regard ne saisit plus leur vraie consistance. Mes yeux s’embuent et ma vision devient flottante. Les traits sur l’ombre de leurs silhouettes ressemblent à des barreaux dans le néant.

Entre ma mère et moi, l’espace se rétrécit à chacun de mes pas. Bientôt, nous ne ferons plus qu’un tellement nos ombres se rapprochent sur le sol. Elles sont aussi tristes que le faible halo que projette l’éclairage de lampes hautes perchées, jaunies par une usure antique.

Est-ce un rêve ou un cauchemar ? Rapidement, Je ferme plusieurs fois les yeux, pour chasser la buée qui les recouvre. Lorsque je fixe à nouveau le couloir, les rayures sont toujours là et mon ventre me fait mal. Maman s'est arrêtée devant une porte, elle frappe doucement comme pour éviter de réveiller ses occupants. Sans attendre de réponse, elle ouvre avec précaution et passe la tête pour s’assurer qu’il s’agit de son lieu de destination.

J’attends juste derrière elle, anxieux de ce que je vais découvrir. Enfin, je pénètre dans la pièce, une petite chambre aux murs nus. Au centre, deux lits. Le métal gris de leurs structures ajoute à la découverte de cette peur de l’inconnu que je ne tente même pas de rejeter. Mon esprit ne peut pas accepter ce qu'il voit depuis mon entrée dans ce centre inhospitalier. Autour du premier lit, le plus proche de la porte que nous venons de franchir, sont assises trois personnes. Elles sont silencieuses. Les visages sont tristes, comme l’ambiance de ce lieu. Mon regard se pose sur l’homme alité, il est pâle et décharné, il ne me rappelle rien. Je passe devant lui, ma gorge est serrée, je n’ai pas de salive. Intimidé, je m’approche du second lit. Maman est appuyée contre son montant, elle tient la main du malade dans la sienne et la caresse avec douceur, peut-être avec tendresse car cette douce compassion ne lui est pas coutumière. Je regarde surpris le visage tourné vers moi, il est si transparent, si menu que je suis obligé de forcer ma mémoire pour me convaincre qu’il s’agit bien de Léopold. Il déplace avec difficulté une main décharnée qu’il tend dans ma direction. En hésitant un court instant, je saisis cette main déjà retombée sur le drap blanc, aussi blanc que les doigts dont l’ossature semble être sa seule substance.

Le contact est bizarre, mou, flasque même. Mon envie de rompre le contact est arrêtée par les paroles de mon beau père

C’est gentil d’être venu me voir, le voyage n’a pas été trop long, si tu veux t’asseoir, attrape la chaise, le long du mur et installe toi.

La voix est caverneuse, calme, elle se termine dans un souffle, comme si les quelques mots prononcés avaient épuisé le malade. J’en suis saisi car, ce n’est pas le Léopold que je connais, avec sa voix autoritaire, ses gestes secs et ses mouvements brusques que je retrouve, allongé dans ce drap de lin rêche, rendu brillant par les repassages. 

Je sais que c’est un malade fragile et épuisé, il n’est que l’ombre, le fantôme de l’homme de mon souvenir. Cette gentillesse me bouleverse. Je me sens coupable de méchanceté car, en faisant ce voyage pour venir à son chevet, j’ai pesté intérieurement d’être en quelque sorte contraint à ce que je pensais être une corvée dont je me serais volontiers dispensé. Ce peut-il que, en si peu de temps, un homme puisse changer aussi radicalement en abdiquant toutes formes d’autorité.

Comment un homme que je croyais si dur, solide comme un roc, que je craignais, dont les réactions parfois violentes m’effrayaient, a t il pu devenir si faible et si fragile ? Est-ce là le lot de chacun d'entre nous, va-t-il rester comme cela, va-t-il guérir et redevenir ce qu’il était ?  Restera-t-il gentil comme aujourd’hui ?

Je me prends à espérer. C’est fini, il ne s’occupe plus de moi. Maman lui pose des questions sur sa maladie et il répond doucement, avec un ton dégagé, comme s’il était ailleurs, dans une sorte de rêve que je ne comprends pas.

Maman ouvre son cabas, elle en sort quelques pommes et deux oranges qu’elle dépose sur la petite table près de son oreiller. Il y a déjà un grand broc de verre transparent, vide, un bouquet de fleurs que sa belle sœur, la femme de Paulus, le frère de Léopold a déposé la veille, un verre à demi plein d’eau, le tout sur un petit napperon de dentelle blanche.

Maman ouvre la porte du petit meuble et y glisse discrètement une bouteille de vin non sans au préalable avoir attiré l’attention de son époux qui ne fait qu’un commentaire que sur le moment je n’ai pas compris. « C’est la fin ! »

Nous ne sommes restés qu’une heure à son chevet, j’ai trouvé le temps long à écouter le murmure des occupants de cette chambre. Lorsque, enfin, nous nous sommes retrouvés dehors, il m’a fallu un long moment pour retrouver une audition raisonnable et une respiration normale.

Les bruits sont assourdis, le bourdonnement de mes tympans ne me quitte qu’après une ultime compression de mes mâchoires en marchant dans la rue, en direction de la station de métro. La froidure du soir tombe, elle me fait frissonner. Mais est-ce bien le froid du dehors ou bien le froid qui m’étreint depuis un moment maintenant que je me remémore la visite rendue à mon beau-père ? Je suis heureux d’être sorti de ce lieu troublant. J’ai pris le bras de maman ainsi, je peux réfléchir sans me préoccuper des embûches du chemin. Je sais que l’on évolue, que l’on change d’idées, de formes, de physique, de voix et même de comportements. Je sais cela parce que, j’ai changé depuis mon arrivée à Paris.

Publié dans ROMAN

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