LA MARAUDE

Publié le par Edouard de Chamboisson

 

La maraude

 

 

 

 

 

 

Approche que je vois si tu ressembles à ta mère. C’est Monsieur Barthélemy, il me presse en ajoutant les gestes de sa main droite, elle s’agite d’avant en arrière, les quatre doigts s’ouvrant et se refermant, paume en l’air alors que son pousse reste écarté. Je m’approche un peu hésitant, pendant qu’il essaie de poser sur son nez une paire de lunettes à verres ronds et monture de métal. Le lit me semble si grand et lui si petit au milieu de cette pièce. La tête baissée, les yeux fixant les siens, je me sens gauche en m’approchant du lit. J'ai la gorge nouée, aucun son ne veut sortir malgré mon envie de m’expliquer. Le rouge me monte au front tellement j’ai honte de ne pouvoir exprimer ne serait ce qu’un mot alors que dans ma tête, tout est si clair, limpide même. Je me sens capable de tenir un discours organisé et intarissable. Le vieux propriétaire a l'air de reprendre des couleurs à chacun de mes pas. La lumière semble s’étaler sur son visage et le marquer de quelques taches de rougeurs, atténuant ainsi la pâleur qu’il m’avait semblé remarquer en entrant dans la pièce. Imberbe, deux petites rougeurs sur les pommettes, un front ridé de fines cannelures, des lèvres extrêmement fines et quelques taches brunes sur le front, semblables à des cartes de géographie miniatures. Je suis maintenant suffisamment prêt de lui pour voir derrière les verres de ses lunettes. J'y observe deux gros yeux bien ronds, comme des billes derrière une loupe.

Détournant mon regard un instant, je remarque un réveil sur la table de nuit à côté de son oreiller. Je suis chiffonné car, je ne puis plus ignorer qu’il est déjà dix-sept heures. Je vais certainement me faire courser par Léopold car je devrais être rentré depuis un bon moment. Mon beau-père n’arrive pas à comprendre que j’ai besoin de musarder en revenant de l’école. Les deux pièces de notre hôtel sont petites et sombres, ce qui les rend tristes et en conséquence, me prédispose à la mélancolie ce dont je me passerai volontiers. J’ai besoin de m’éloigner du bruit de la ville, des clameurs et parfois des hurlements de mes camarades dont le cri des indiens semble être le signal de ralliement dans la cour de récrée. Mes frères participent également au désarroi de ma condition, ils sont tellement à l’aise dans ce monde fait de turbulences et de mouvements hâtifs et d'enfermements. Un monde parfois empreint de violences dans les gestes les plus ordinaires, ceux dont l’habitude en font un quotidien en les banalisant. Seulement, mon beau-père n’est pas un foudre de compréhension. Léopold est trop strict, trop sec, trop peu père de famille peut-être ou simplement pas assez ouvert aux soucis d’une nouvelle pièce rapportée et probablement d'une nouvelle bouche à nourrir. J'ai découvert ma nouvelle famille, déjà nombreuse, en même temps que Léopold, tout comme je découvre le domicile de maman. Léopold est mon beau-père, maçon d’adoption. Il est de Saint-Quentin dans le Nord, ancien mineur et fier de l’avoir été. La guerre, la dernière, celle de quarante-cinq l’a obligé à changer de métier. Les poumons gazés, endommagés dès le début des hostilités, il a subi plusieurs opérations. La dernière le laisse avec un seul poumon ce qui lui interdit toute descente dans les entrailles de la terre pour en extraire le charbon tellement utile après cette triste période. Cela l’a aigri et son comportement selon son frère Paulus ne s’en est pas amélioré. Léopold n'est pas très bavard, il n'est pas non plus des plus urbains.

Sa blessure malheureuse y a ajouté détresse et démangeaison de vengeance contre une société qu'il juge trop libérale.

Elle est composée d’une poignée d’exploitants et d’une kyrielle d’exploités. Des hommes trop contents de travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles. « Cette guerre est un malheur ». Léopold a l’habitude de dire ces mots à tout bout de champ. Cela semble lui donner le courage de lutter encore et encore contre une société qu’il a bien du mal à suivre et à comprendre. Cependant, certains pensent que la prospérité sortira des cendres encore fumantes des restes des exactions de chaque camp. Pour Léopold, l’argent a tout pourri.

La guerre, c’est l’argent. La misère, ce sont les riches dans leur avarice et leur égoïsme qui l'invente. Ces riches exploitent le pauvre monde, le laissant avec juste ce qu’il leur faut pour ne pas mourir de faim. Seul le grand frère Staline et sa doctrine aurait pu sortir la France du marasme que la paix a entraîné. C’est vrai, Staline a gagné la guerre, c’est un grand vainqueur, c’est le vainqueur. Aussi, Léopold a accroché le portrait du grand homme à la tête de son lit et Fanny pour ne pas créer de conflit a laissé faire. Cependant, maman reste fidèle à Charles de Gaulle, ce Lorrain né à Lille. Je crois d’ailleurs qu’elle s’amuse un peu du comportement quelque peu puéril de son époux tout en prenant bien garde de ne pas le lui montrer ouvertement.

Elle pense que celui-ci n’a toujours pas compris que tant qu’il y aura des employeurs, il y aura du travail et des ouvriers. L’État ne peut pas être l'employeur de tous les Français. Des ouvriers instruits juste ce qu’il faut. Elle sait qu'il y aura des syndicats et des partis politiques.

Ceux-ci en vivront bien grassement et ainsi, la terre continuera de tourner normalement. Les blessures de Léopold sont certainement douloureuses, elles sont probablement l’instrument, le déclencheur des grandes soifs de mon beau-père tout comme son harassant travail de maçon. Les poussières de ciment, les efforts constants, les conditions climatiques sont également des motifs d’entraînement à l’habitude de la prise d’alcool par cet homme courageux. Car, il faut un immense courage pour épouser une femme certes belle, mais aussi maman de neuf enfants. Toutefois, je ne puis supporter  les agressions verbales, les gestes parfois dérangeants et souvent poussés à l’extrême. Il n’est pas rare qu’en passant près de moi, mon beau-père ne laisse s’écraser sur ma joue une claque retentissante « pour la route » dit-il de temps à autre. Parfois aussi « pour les fois où je ne t’attrape pas » Je crois que je n’accepte pas ce beau-père inconnu. Il est si loin de l'idée que je me fais d'un père. Si éloigné aussi du comportement de mes nourrices. Elles me semblaient ordinaires mais après comparaison, je commence vraiment à les regretter, surtout lorsque ce beau-père se prend de colère pour des futilités. Le comportement de mon beau-père s’ajoute à mes découvertes. Celles-ci je le ressens bien deviennent un poids trop lourd pour ma jeune expérience familiale.

Déjà, je commence à comprendre qu'une famille ne peut réellement être soudée que si elle se constitue autour d'un noyau dur. C'est auprès de celui-ci que viennent se satelliser et s'arrimer solidement des personnes représentants les mêmes valeurs, le même sang, ayant l'envie d'un même idéal. Je doute de ma capacité à adhérer à cet idéal. Parce que mon passage de l'enfance à l'adolescence ressemble à un jeu de piste sans repère, uniquement balisé par des êtres dont l'emprunte génétique se trouve aux antipodes de mes racines.

Je suis trop vite confronté à de nouvelles situations que je n’ai pas désirées. J’ai du mal à m’adapter et à m’intégrer dans ce groupe déjà formé dans lequel je ne me situe qu’avec trouble et réticence. Je suis dépassé par les événements.

Le rythme de vie est infernal, il s’accompagne de mon manque évident d’intérêt pour elle. L’école me fuit. Mes frères me lassent. La ville me perturbe. Mes souvenirs me font mal, ils me manquent. Fanny n’est pas maternelle, elle ne me comprend pas, elle n’est pas à mon écoute. Je ne sais où me tourner ni "à quel saint me vouer" tant mes problèmes me semblent insolubles. Cette situation me rend désagréable et j'en prends doucement conscience. Cependant, la vie s’écoule sans prendre en compte mes états d’âme. Lundi, mardi et mercredi école, le jeudi le jour du congé scolaire, le lever est à la même heure car maman travaille et elle ne saurait nous laisser seuls sans que nous soyons fins prêts pour commencer une journée marathon. Cela commence invariablement par le contrôle des mains, celles-ci doivent être propres et sèches. Viennent ensuite les ongles, il faut qu’ils soient coupés, courts et curés. Un bref regard dans les cheveux, il ne faudrait pas que maman y trouve des lentes à leurs bases car alors, c’est un autre parcours auquel nous serions invités, les grands et les petits. C'est d'un nettoyage intégral dont il s'agirait, comprenant : Bain, friction capillaire, produit d’élimination de ces sales bêtes, de protection des cheveux et du cuir chevelu, séchage entre deux fenêtres, dans le courant d’air, le corps recouvert d’une grande serviette de toilette pour ne pas prendre froid. Cela aurait pris des heures et nous aurait privés ainsi de jeux. Quelques bagarres auraient sûrement eu lieu et par conséquences, quelques punitions et corrections communes.

Pour moi, c’est une toute autre vie qu’il me faut réapprendre. Habitué à être le garçon unique chez mes nourrices, le fait de devenir le Xième enfant dans ma propre famille me pose d’énormes problèmes. Il est incontestable que, comparativement à la ferme, certains conforts dans une maison bien chauffée, comme la lumière électrique dans toutes les pièces, ou encore l’exemption des corvées de bois sont appréciables. Mais aussi l'eau directement sur le lavabo plutôt qu'au puits ou bien un linoléum sur le sol sont plus douillets qu'un carrelage froid. Ma vie matérielle est bien plus supportable à Épinay sur Seine. Cependant, au-delà de cette facilité de vie, la complexité de mon état moral est un casse tête de chaque instant. Je me sens floué, vidé de mes souvenirs car je ne puis pas en parler avec mes frères. Mes tentatives pour m’aider en leur parlant à me retrouver un instant dans l’ambiance de mon autre vie ont échoué. Je me suis vu rabroué sans ménagement à chacune d’elles. C’est pourquoi, mes silences deviennent fréquents.

Mon écoute se fait moins attentive, plus évasive. Je me referme doucement dans mon monde de pensées, hors du présent. Je m’éloigne un peu chaque jour de l’esprit familial que souhaiterait m’insuffler le petit groupe avec lequel je passe le plus clair de mon temps. N'empêche que, la vie n’est pas seulement le reflet de cette tristesse. Elle a parfois au travers d’actes désintéressés des saveurs d’aventures.

Nous sommes jeudi, une journée sans école normalement consacrée aux devoirs et aux leçons. C’est du moins ce que souhaiterait maman. Hélas, mes envies de grand air et de nature ne trouvent pas d’échos auprès de ce concept. Ce matin là, lorsque, maman est partie à son travail, à quelques pas de notre domicile, nous décidons avec Jacques de prendre quelques heures de bon temps et nous partons vers le vieil Épinay.

Nos pas nous entraînent du côté des champs de poiriers et de pommiers, derrière les jardins ouvriers. Des jardins où Jean Paul aime se rendre pour y rejoindre son grand-père d'adoption, le père Lamette. Nos motivations ne sont pas les mêmes. Pour mon frère aîné d'un an, c’est la marche qui détermine sa volonté d'évasion et d’exercice. Quant à moi, c’est une envie effrénée de liberté, cette manne dont le plaisir devient relent à force de me marquer. Il fait froid, le soleil est blafard, un peu triste, il réchauffe l’air avec parcimonie. Cette froideur nous oblige à nous vêtir de laine pour nous protéger de la glacière pénétration d’un petit vent de novembre. Nous prenons donc tranquillement l’avenue de la Marne et coupons à travers les petites routes tout de suite après le coiffeur, au coin de la rue de la paix.

Après avoir parcouru deux bons kilomètres et dépassé les quelques maisons bordant notre chemin, nous sommes très vite dans le no man’s land, entre deux espaces occupés par la population de la Briche et celle d’Épinay centre. Des fruits restent pendus aux poiriers, oubliés lors de la cueillette. Ils nous attirent comme toutes les choses défendues. Celles ci nous le savons sont des fruits sucrés et frais. Comme les enfants que nous sommes, en prenant mille précautions, nous entrons dans les vergers. Subrepticement, nous subtilisons quelques-unes unes de ces délicieuses poires, nous le savons, elles ont un goût de miel en cette saison tardive. Les premiers froids ont raffermi ces nectars brunis par le soleil d’automne après avoir été jaunis par celui plus intense d’un été chaleureux, ce qui les a rendus croquantes.

Mais, attention, nous nous gardons bien de prendre les fruits enrobés dans des feuilles de papier sulfurisé, mis en protection contre les moustiques, vers et autres prédateurs.

C'est aussi une protection contre les premiers froids car ces fruits sont réservés à la fabrication de produits spéciaux, comme la poire alcoolisée, mise en bocaux avec de l’eau de vie de poire bien entendu. Cette pensée me ramène vers des souvenirs de campagne, je revois très bien l’alambic tout de cuivre rouge, ses fumées de la chauffe au bois de chêne et ses odeurs de vapeurs de marc. Nous avançons cette fois ci vers le petit ru en dégustant les objets de notre rapine.

Ce petit sentier en terre battu est le passage obligatoire pour poursuivre notre excursion matinale.

Plus nous nous approchons de ce ruisselet, plus le brouillard persiste malgré le jeune soleil. Il s’épaissit sans toutefois devenir impénétrable. En effet, notre vue arrive à passer au-delà de la petite passerelle et de ses deux rampes de métal. Lorsque, enfin, nous sommes sur ce petit pont, fait de ciment, nous nous immobilisons car, il nous a semblé entendre des gémissements. Je le regarde surpris. Je jette des regards de droite et de gauche sans rien apercevoir car, ce satané brouillard, même léger, bouche ma vision déjà obscurcie par l’appréhension et la peur de découvrir je ne sais quel secret. Jacques de son côté semble hésiter à poursuivre son chemin car, il a lui aussi entendu des bruits anormaux. Je m’appuie sur la rambarde et tâche d’apercevoir un mouvement. Malgré mes efforts pour essayer de localiser les râles et maintenant il me semble quelques soupirs, j’ai l’impression qu’au contraire, mes oreilles ne reçoivent plus que des bribes de sons. Je me tourne vers mon frère et vais pour lui adresser la parole, mais, celui ci me fait signe de me taire et je comprends qu’il a découvert la source de nos appréhensions. Je m’approche de mon frère en posant mes bras sur la barre de protection métallique tout en m’appliquant du regard pour essayer de déceler un mouvement en contrebas, car j’ai déjà compris. Ce ne peut être que quelqu’un, une personne, parce qu'une bête ne peut pas avoir ce timbre guttural, cette sonorité. Les râles deviennent vraiment insistants et prolongés. Je crois avoir entendu un appel au secours, faible mais audible, tremblé, entremêlé de clapotis et de bruissements. Je bouscule un peu le bras de Jacques et silencieusement, gagné par l’émotion d’une découverte inattendue, je lui fais signe qu’il faut descendre pour savoir de quoi il retourne. Joignant la parole aux gestes, je lui demande s’il a vu quelque chose.

« Il m’a semblé voir bouger » me dit-il en chuchotant entre l'interrogation et l'affirmation. Je lui demande « c’est tout, qu’est ce que c’est ? » Il hausse les épaules et se contente de passer le petit pont et de scruter le long de la berge. Celle ci est surélevée. Le brouillard ne s’est pas dissipé malgré le temps écoulé. Je lui emboîte le pas pour franchir ce pont, seul obstacle entre le passé et le futur. Ce faisant, j'espère découvrir avant lui ce mystère entraînant mon cœur dans des battements accélérés.

Il me semble revivre l’épisode de la chèvre malade dans la grange de la grand-mère. C’est alors que Jacques se met à pester contre un obstacle posé au sol, dans lequel il vient de s’empêtrer. Je ris en sourdine car les gros mots qu’il crache plutôt qu’il ne jette à pleine bouche ne sont pas à mettre dans toutes les oreilles. Je m’approche et je constate que ses pieds se sont pris dans une bicyclette d’homme couchée sur le bord du chemin. La roue avant tourne doucement avec de petits couinements qui ajoutent au mystère de notre découverte.

Dans mon esprit, le doute n’est plus permis, quelqu’un est tombé dans le ru. Nous poussons le vélo et nous nous précipitons en nous laissant glisser les pieds en avant.

Nous nous  retenons, les mains appuyées au sol sans nous soucier de la douleur que provoque ce frottement. Jacques plus sportif et plus leste arrive bon premier sur la bordure du petit cours d’eau. Il s’arrête pile sur le gravier laissé par les débordements de ce fleuve miniature mais non dépourvu de danger. Quelques dixièmes de secondes plus tard, j’atterris près de lui mais avec moins de bonheur. Un de mes pieds s’enfonce dans l’eau d’abord, puis dans une vase mole. Le contact est désagréable. J’ai toutes les peines du monde à en extraire mon pied.

Il est comme aspiré et retenu fermement. C'est pourquoi mes efforts pour me dégager de cette mélasse aspirante me donnent des sueurs de frousse.

Heureusement que la berge est sèche car ainsi, je peux, en m’aidant de mes mains pour accompagner mes efforts sortir enfin cette chaussure récalcitrante. Mon pied libéré de cette gadoue élastique, laisse planer une odeur désagréable. Je le trempe tout en l'agitant dans l’eau avec précaution, mais cette fois ci pour enlever cette épaisse couche noire, accrochée sur le brodequin. Cette action quoique rapide ne me dispense pas d’une odeur nauséabonde, elle se répand comme les mauvaises choses, avec rapidité et insistance. J’ai une grimace de dégoût et une sensation d’humidité. Ma chaussette est trempée. J’ai alors un très mauvais souvenir de déjà ressenti en une autre occasion à Azay sur Indre dans le cimetière. Fort heureusement, mon attention est détournée par la vision apocalyptique d’un vieux monsieur allongé dans le petit courant d'eau sale. Il est sur le ventre. Son corps entièrement englouti. Ses bras sont hors de l’eau et les deux mains tentent désespérément de s’accrocher aux quelques herbes encore disséminées sur le talus abrupt. Ses gémissements de douleurs deviennent des plaintes car l’effort que doit faire ce vieil homme n’arrive pas à le sortir de cette situation désespérée. Croyant sa dernière heure venue, je me fais un cinéma terrible. Mon imagination devant cet événement inconnu me tourmente et m’étourdit à la fois. Ce faisant, j’ai probablement autant de mal que lui.

J’ai peur. Doucement nous le voyons glisser. Bientôt, sa tête est engloutie dans le peu profond ruisseau. Nous sommes au désespoir car, nous ne savons pas par où commencer pour lui prodiguer notre aide.

Enfin, nous réagissons de concert, nous avançons vers lui en lui saisissant chacun un bras.

Nous essayons de le tirer hors de l’eau, mais, l’inertie d’un corps dont les forces se sont enfuies ne facilite pas notre sauvetage.

L’homme est grand, vêtu d’une veste de bleu de travail et d’un pantalon de même tissu, je ne vois pas ses chaussures, elles sont enfoncées dans l’eau et probablement dans cette vase putride. A treize ans, l’esprit n’est pas encore suffisamment inventif pour trouver des solutions à un problème de ce genre. Cependant, notre volonté est telle que nous parvenons à sortir la tête de cet accidenté matinal de l’eau. Nous le tirons chacun par un bras. Nous essayons avec toute la force dont nous sommes capables de le retourner afin de le mettre sur le dos. Nous pressentons qu'ainsi, sa respiration redeviendra normale. Nous supposons pouvoir le sauver d'une fin que nous sentons proche. Nos efforts sont hélas vains pour l'extraire entièrement de ce liquide vivant. Toutefois, les gémissements se sont éteints, remplacés par une toux sonore entrecoupée de hoquets. Nous constatons que le vieil homme expulse l’eau certainement avalée dans sa glissade dans le ruisseau. Sans trop savoir pourquoi, je me sens soulagé et surtout rassuré.

J’ai parfois bu la " tasse " à la piscine, quelquefois même dans l’ Indrois et c’est cette même réaction qui je le suppose m’a sauvé la vie alors pourquoi pas à lui ! Le vieil homme bouge la tête et essaie de la tourner vers nous cependant, il n’y parvient qu’à demi. Il est fatigué par l’effort. Il parle si doucement que j’ai du mal à le comprendre, pourtant, en approchant mon oreille de sa bouche, je parviens à saisir les quelques mots qu’il balbutie plutôt qu’il ne prononce.

Allez chercher du secours  sont les mots que je comprends. Jacques essaie encore de le sortir de l’eau en tirant de toutes ses forces sur le bras qu’il n’a pas lâché. Seulement, rien ne bouge.

L’homme nous répète «allez chercher du secours » Nous sommes désespérés de ne pouvoir faire plus. Nous savons que nous n'obtiendrons rien de plus sans aide extérieure. Malgré notre bonne volonté, seuls, nos efforts semblent inutiles. En nous concertant un instant du regard, nous savons.

Il n’est pas besoin de mot. Jacques est le plus sportif, c’est le plus rapide à la course, il se charge donc d’aller chercher du secours. Il part rapidement vers les maisons les plus proches. Un bon kilomètre le sépare des premières habitations. J’entends décroître ses pas, très rapidement. Les craintes me prennent, serais-je assez fort pour maintenir le vieil homme hors de l’eau ? Pourvu qu’il ne meure pas dans mes bras ! Je suis assailli de questions, de doutes aussi car je prends vraiment conscience de ma faiblesse et du peu d’aide que ma petitesse lui apporte devant cette nature inconnue et cet événement imprévu. Et le brouillard qui ne se lève pas !

Le bonhomme se remet à glisser vers le ru vers cette eau trouble, visqueuse que je sens traîtresse. J’essaie de le retenir mais je ne suis pas assez costaud. Je mets mes deux pieds dans l’eau et je me glisse sous son buste, ainsi, je peux relever sa tête et l’empêcher de replonger dans le courant. Le vieil homme essaie bien en s’accrochant à moi de remonter mais il n’y parvient pas. Il se plaint d’avoir mal au dos. Cependant, ma position il me semble est la bonne car, son corps est maintenant immobile. Il ne glisse plus. Il me regarde de temps en temps.

Ses yeux sont brillants de larmes mais je ne saurais dire si ce sont des larmes de fatigue, de peur ou de reconnaissance. Je sais instinctivement que tout va pour le mieux dans les circonstances présentes. Mes pieds sont dans l’eau, j’ai froid et l’engourdissement me gagne. Je suis assis depuis longtemps. Mes fesses me font mal et je sens mes pieds s’enfoncer doucement dans la vase de ce ruisselet qui serait certainement beau dans d’autres circonstances. Toutefois, cela me semble de peu d’importance. Je regarde le vieil homme avec désespoir. Il est entièrement enfoui dans l’eau courante, exemption faite de sa tête. Elle est appuyée sur mes genoux. Je ne sais pas combien de temps je reste dans cette position, mais cela me semble interminablement long. Je me fatigue vite.

Cependant, je résiste de toutes mes forces. J’ai perdu la notion du temps. J’entends des bruits de voix. Elles sont déformées par le brouillard. Enfin des pas ! Certains semblent traîner sur le sol, d’autres le martèlent mais tous sont vifs et rapides. Ce sont les premiers secours. Ils arrivent, probablement les gens du voisinage en compagnie de mon frère. Plusieurs hommes descendent, ils prennent délicatement le bonhomme à bras le corps et le sortent du fossé. Le temps de cette manœuvre je reste assis les pieds dans l’eau, soulagé. L’homme est vivant. Je me lève aidé par des bras dynamiques et fermes. Je suis maintenant entièrement engourdi. Mes jambes sont lourdes et le cœur soulevé par les odeurs que j’avais oubliées durant l’attente des secours. Je remonte sur la berge en observant une voiture de police, un fourgon en tôle bleu sombre, comme ce début de journée. Le blessé est sur une civière, deux policiers le hissent dans leur fourgon pendant qu’un autre note les renseignements que Jacques leur donne. Je me trouve à nouveau à l’écart, déjà, l’attention des gens présents ne se porte plus que sur mon frère, l’aîné. Ils me laissent avec mes pensées et de nouvelles interrogations. Par exemple, l’acte serait-il plus louable lorsque l’on en parle que lorsque l’on se contente de le faire sans publicité ? Un peu floué tout de même, mon retour à la maison est silencieux, à quoi bon parler de ce qui est accompli, l’important n’est-il pas ce qui vient après ? Mes chaussures sont trempées conséquences du manque de précautions pour aider plus vite au sauvetage. Jacques par contre a échappé à ce contre temps. La course pour chercher du secours lui a épargné de donner des explications à maman, du moins pour les chaussures. Toutefois, pour le reste, la promenade non autorisée dans les champs de poiriers est une autre histoire. J’ai les pieds mouillés, mes chaussettes sont trempées.

L’eau s’écoule des brodequins avec des flops qui n’en finissent pas. Je me dis que j'ai échappé aux revenants dans le cimetière d'Azay sur Indre alors…

Encore heureux qu’aucun caillou ne se soit introduit dans ma godasse. Il va falloir tout raconter à maman. Sera-t-elle en colère ? Les policiers nous ont remercié, les gens étaient fiers de nous, leurs regards et le hochement de tête de certains en disaient long sur leurs pensées. Espérons que maman ait les mêmes réactions. Les parents ont cela en commun, ils comprennent toujours leurs enfants lorsque ceux ci par leurs actes, s’approchent de la maturité. C’est pourquoi, cet épisode de notre vie non seulement nous a fait prendre conscience de notre importance dans la société, mais aussi, m’a fait comprendre que ma mère y avait déjà la sienne. Ainsi, son rôle de guide, et de juge dont les valeurs m’avaient jusqu’à ce jour échappé sont devenues pour moi le début d’un respect dû aux personnes d’expérience. Néanmoins, je ne peux pas dire que cette aventure m’a rapproché d’elle, bien au contraire. N'empêche que, ayant participé à part égale à ce sauvetage, c’est mon frère Jacques qui en a tiré tout le profit. C’est lui qui a reçu la suprême récompense d'être inscrit au tableau d'honneur du commissariat de Saint Denis et c’est lui aussi qui sans cesse a été félicité par les uns et les autres. Je me suis donc senti quelque peu rejeté sans toutefois, ressentir de jalousie à l’encontre de Jacques, lui-même incontestablement manipulé dans cette affaire.

En m’éloignant du mérite de mon action réalisée sans arrière pensées, me sont justement venues à l’esprit les premières questions sur la justice et l’égalité. Des questions qui jusqu’alors ne m’avaient jamais effleuré l’esprit.

Publié dans ROMAN

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