LE CHOC 2/2

Publié le par Edouard de Chamboisson

J’ai évolué, car le savoir s’acquiert dans les écoles mais aussi et surtout au foyer familial et dans la rue.

Il faut y ajouter les conversations surprises, les gestes volés, le regard sur les films, les reportages radiophoniques, les chansons et les histoires qu’elle diffuse. L’on change de manières mais aussi sa vision des choses lorsque l’on observe ses voisins, ses amis, les fréquentations familiales. Ainsi, lorsque, l’attitude de mes camarades de jeux n’est pas conforme à mon propre comportement, je m’oblige à la réflexion ainsi qu'à une multitude de comparaisons. Dois-je les imiter ou au contraire, faut-il garder le cap sur mes acquis en refusant d’évoluer ou d’adapter avec quelques réserves mes réactions aux leurs ? Parfois, l’on change doucement, sans s’en rendre compte parce que l’on est enfermé dans ses idées. Peut-être aussi parce que nous sommes dans la forme de vie qui semble nous convenir.

Pour moi, le cadre de vie, (le lieu et l’espace), dans lequel nous vivons à Épinay sur Seine est assurément une autre forme de destin qu’il me faut assimiler pour tenir, car il n’est pas j’en suis persuadé la base de ma vision du monde.  Comme la voix que l’on entend avant même que le cordon ombilicale ne soit coupé nous fait d’instinct savoir qu’il s’agit de sa mère.

La terre sur laquelle je suis né me martèlera jusqu’à mon dernier jour que je lui appartiens, elle marquera mon parcours. C'est pourquoi je parle d’elle souvent et j’en rêve de temps en temps. Parce que la terre qui semble être immobile nous accompagne sans nous contraindre d’aucune manière car elle sait ce que nous ne devons pas ignorer ! Mais aussi parce que, nos pieds y ont laissé des traces et parfois des racines, nous avons tous le cœur étreint quand nous passons ou repassons chez nous, dans le département et bien plus près, dans notre ville natale.

Pour moi il est vrai que ma naissance et le lieu de mon premier apprentissage de la vie n’ont duré que sept ans et pourtant, j’y pense bien trop souvent. J’en viens à me poser question : Mais quelle est donc ma terre, est-ce Lectoure dans le Gers, est-ce Chamboisson en Indre et Loire. Est-ce Épinay sur Seine aux alentours de Paris ou bien, aurais-je encore des découvertes à faire, des lieux à investir, des régions à découvrir avant d’en décider ? Ma terre serait-elle cette boule découverte dans les livres de géographie et non pas simplement cet arpent sur lequel est construite ma maison ? Ces réflexions durent-elles toute la vie et si cela est le cas, Léopold peut probablement changer ainsi que moi-même. La vie n’est donc qu’un éternel recommencement, qu’une source d’interrogations qui me laisse dans l’expectative. Maman me secoue avec brusquerie pour me sortir d’un état second qu’elle a bien reconnu, car nous arrivons à la descente du métro et j’ai bien l’impression qu’elle aussi était dans ses pensées. Heureusement qu’elle porte plus attention que moi à ce qui se passe sur notre parcours car autrement, nous serions probablement tombés dans l’escalier de la bouche du métro. Nous sommes silencieux, il faut dire aussi que la rame dans laquelle nous sommes installés est bruyante.

Les roues s’entrechoquent avec le rail, l’air qu’expulse le système de freinage me vrille les tympans et les chaos horizontaux m’empêchent de me concentrer sur mes pensées. Le wagon est presque vide. Maman me dit que dans une heure, les rames et les quais dégorgeront de monde, ce sera la sortie du travail avec les gens des bureaux d’abord puis une heure plus tard, celle des ouvriers.

Ils prendront les mêmes wagons que le nôtre, en troisième classe, les secondes seront occupées par les bureaucrates et les premières par les cadres, « c’est pour cela qu’ils sont toujours vides » me dit-elle. Puis elle ajoute :

Il y a peu de cadres et la plupart ont une automobile et ne se commettent pas avec les employés. Ils n’aiment pas la foule, elle engendre des odeurs et des bruits.

C’est vrai qu’il n’est pas agréable de sentir le vin dans l’haleine de son voisin d’en face alors même que l’on ne l’a pas choisi. Il n’est pas agréable non plus de flairer l’huile mécanique sur le col de celui de droite, ni le rance de celui de gauche. Lorsque le wagon est plein » dit ma mère.

Le plus difficile à trouver, c’est un espace ou éviter le monde à l’heure de pointe L’heure où les ouvriers, employés et cadres cessent le travail, c’est la ruée vers la place la plus petite soit elle pour ne pas perdre un instant du repos familial .

Nous sommes une dizaine, assis, occupés. Les femmes papotent entre elles, les hommes lisent un journal, je regarde en tous sens, le noir du tunnel, les lumières du plafond, les photographies en noir et blanc fixées sur les parois à chaque extrémité du wagon. C’est mon premier métro, ces trains souterrains, cette lumière parfois éblouissante lorsque l’on arrive à grande vitesse dans une nouvelle station, ces sièges de bois alors que par la vitre du compartiment,

J’aperçois dans l’autre wagon des sièges capitonnés, propres comme un sou neuf, tous vides d’occupant.

Il paraît que Paris est un vrai gruyère  affirme maman.

Entre le métro, les égouts, les catacombes et les grands travaux, on se demande si lorsque l’on marche dans les rues, il ne va pas se produire un éboulement sous nos pieds.

Je la regarde méfiant, croyant à une plaisanterie, mais elle est très sérieuse, d’ailleurs, elle continue, s’adressant à moi comme à un adulte.

Tous les panneaux des rues sont faits en double exemplaire. Les rues de Paris sont en effet pourvues de caniveaux et lorsqu’il pleut, l’eau est récupérée, drainée par les rigoles jusqu’aux couloirs souterrains qui portent le même nom que les rues. Ces eaux ainsi que celles des descentes des toits, des éviers et même des waters sont ainsi dirigées vers la Seine et vont probablement en s’écoulant se jeter dans la mer .

Enfin me dit-elle encore en murmurant presque,  ce qu’il en reste . Je pense que je ne voudrais pas être égoutier, les odeurs doivent être insoutenables dans ces galeries et les rats doivent y trouver de quoi y passer du bon temps.

Et à Épinay, est-ce que c’est pareil, la Seine passe aussi derrière l’usine Bannier, est ce qu’il y a des égouts le long de l’avenue de la République.

Et les pêcheurs, est-ce qu’ils mangent le poisson qu’ils attrapent  ?

Maman me regarde bizarrement en remuant la tête de haut en bas, sans rien dire. Je pense que j’ai dû dire une bêtise et je me tais en regardant des gens se lever car, nous allons probablement arriver à une station. Maman prend son cabas et m’explique que nous allons changer de ligne de métro et en effet, les lumières arrivent à toute vitesse. Nous sommes à la station Saint-Lazare, nous allons passer de la ligne trois à la ligne treize. Pour y parvenir, nous parcourons de longs couloirs tapissés de carrelage blanc et brillant, faiblement éclairés, entrecoupés d’escaliers pour nous retrouver à nouveau sur des quais. Heureusement, nous n’attendons pas longtemps, une rame arrive, s’arrête le temps de laisser monter les passagers agglutinés le long de la voie. Cette fois ci, nous montons dans le premier wagon et je regarde l’homme en uniforme se pencher au dehors. Il garde une main sur un gras bouton qu’il pousse.

Les claquements de portes ressemblent à des échos, l’homme entre la tête dans le compartiment et presse un second bouton, la rame s’ébranle, d’abord doucement puis par petits à-coups jusqu’à ce que la rame atteigne une grande vitesse.

La station suivante est déjà là et l’homme attend l’arrêt presque total du métro pour appuyer à nouveau sur le bouton pour libérer la fermeture des portes. Il recommence ainsi jusqu’à ce que nous soyons arrivés à la station Carrefour Pleyel. C'est le terminus, nous descendons maman et moi mais aussi tous les passagers car me dit maman, « c’est le terminal ». C’est donc la fin de mon voyage en métro. En montant les dernières marches de la bouche du métro, l’air que je respire n’est plus le même. Il est plus vif, plus frais aussi et les bruits des voitures et des autobus ressemblent à une cacophonie identifiable et rassurante car, l’enfermement dans ces souterrains me pesait et sans trop savoir pourquoi m’effrayait un peu. Je suis bien sur mes pieds et même s’il fait un peu froid, je préfère être dehors à respirer librement qu’enfermé dans ce long couloir dont je ne sais pas ou se trouve sa fin ni son commencement.

L’autobus 151 dont je connais bien maintenant le parcours nous dépose à la porte de l’hôtel. Nous passons le couloir sombre et resserré puis montons à l’étage. Il est déjà dix-huit heures. Le jour s’est assombri et la lumière est allumée dans la pièce principale.

Jacques fait ses devoirs, les coudes sur la table, Charles regarde par la fenêtre, il se retourne pour nous observer puis, reprend sa position en nous ignorant.

La vie reprend son cours comme si, rien ne s’était passé. Dans une petite heure, Claude sera là lui aussi, autour de cette table. Ce dimanche, il a travaillé sur un chantier important, cela lui arrive de temps en temps.

Son apprentissage d’électricien est en bonne voie, son employeur lui fait maintenant confiance et le laisse seul sur les chantiers. Il s’est acheté un cyclomoteur pour se rendre à Groslay, derrière Épinay Villetaneuse, ce qui lui rend le transport plus facile, moins long que par les transports en commun. Il est autonome et cela lui laisse du temps pour fréquenter Nadine, sa petite amie.

Je l’aime bien Nadine, elle me rappelle Gisèle la discrète femme de Pierre. Cependant, la ressemblance s’arrête là. Nadine n'a que quinze ans, discrète, retirée même, silencieuse devant maman.  Elle sait mettre à profit ses qualités oratoires pour me convaincre de lui rendre certains petits services. Par exemple, parce que, Claude et Nadine pensent que je suis dupe de leurs manèges, j’arrive parfois à gagner un peu d’argent en gardant Martine à leur place lorsque maman est absente. Pendant ce temps, ils vont au cinéma on bien encore, ce sont eux qui me payent ma place de cinéma pour être seuls à la maison.

J’ai bien mon idée quant à la raison de cet isolement, cela me fait penser à mon aventure avec Odile dans les prés de Chambourg en Indre et Loire.

Quelque part, je pense que pour eux, le temps s’est contenté de passer alors que pour moi, les découvertes d’un jour m’ont appris l’hôpital, la maladie, le métro, mais aussi la réflexion sur des sujets aussi variés que nouveaux. J’ai vécu une journée d’adulte et je ne trouve à cela aucune raison pour que mon futur y ressemble.

Maman prépare déjà le repas du soir, elle le fait silencieusement, elle me semble, maintenant que nous sommes à la maison, plus soucieuse que pendant le voyage. Je sens bien que ses pensées emplissent son esprit et que ses gestes sont automatiques, dictés par l’habitude, il n’y a dans ses mouvements aucune passion, aucune âme, juste une accoutumance et un savoir-faire dû à son expérience.

Elle pense certainement à Léopold et au vide laissé par son absence. Je suis moi aussi perturbé par ce que j’ai vu et ce que j’ai ressenti au chevet de mon beau-père.

J’ai un goût indéfinissable dans la gorge, un léger mal de tête. Je n’ai pas encore trouvé mes marques dans cet imbroglio familial et éducatif. J’ai envie d’être ailleurs, dans un autre monde, un monde qu’il me faut inventer pour m’y retrouver seul. Une bonne odeur de soupe aux légumes flotte dans l’air et mes narines frémissent d’impatience.  Le voyage a aiguisé mon appétit et ce que mes papilles pressentent me fait oublier mes états d’âme le temps de déguster ce fumet ordinaire mais combien savoureux. Nous aurons probablement du fromage en plat de résistance et un bon morceau de pain de quatre livres coupé en tranches épaisses, moelleuses et parfumées pour accompagner notre dîner.

A ce moment de ma réflexion, des coups sont donnés à la porte d’entrée. Maman essuie ses mains au torchon pendu devant l’évier et achève ce geste sur son tablier de cuisine en allant ouvrir. Nous sommes tous curieux de savoir qui est l’intrus. Je pense à madame Billy notre voisine de pallier, elle nous apporte certainement quelques pots de confitures et je m’en réjouis par avance. La personne n’entre pas, elle reste sur le pallier, j’entends des chuchotements et maman dire « j’arrive ».

Elle ôte son tablier qu’elle jette plutôt qu’elle ne le dépose sur le coin de la table et se précipite dans l’escalier sans un mot.

 Sa descente est bruyante, nous la suivons jusqu’à ce que le silence revienne. Cet intermède nous laisse pensifs, il faut une raison bien grave pour que maman perde ainsi son calme. Nous restons silencieux en attendant son retour. Chacun s’occupe à des tâches parfaitement inutiles. Charles essaie de voir par la fenêtre si par hasard, un événement inattendu se déroule dans la rue.

Jacques se ronge les ongles comme à chaque fois que l’émotion l’étreint. Je fais semblant d’être détaché alors qu’en fait, je m’interroge sur le pourquoi de cette subite disparition. Les minutes passent doucement, elles me paraissent longues. Le silence s’installe dans la maison. La porte s’ouvre subitement, nous espérons son retour et notre attention s’en trouve accru. C’est Claude qui apparaît.

Nous relâchons notre souffle retenu un instant, cette réaction nous libère de la tension inconsciemment montée et emmagasinée durant ces quelques minutes de solitude individuelle. 

Claude est surpris par notre silence, la maisonnée est plutôt bruyante en temps ordinaire. C’est pourquoi, il reste dans le petit couloir d’entrée, immobile avec un regard surpris et interrogatif, un regard qu’il prolonge en direction du coin cuisine où devrait se trouver maman.

Qu’est ce qu’il y a  nous demande-t-il ?

On est venu chercher maman  lui répond Jacques et on l’attend.

Claude hausse les épaules et s’enferme dans la chambre. Le silence retombe et nous attendons le retour de maman en guettant ses pas dans l’escalier. La porte s’ouvre doucement, nous avons failli ne pas nous en rendre compte tellement la poussée est hésitante. Enfin maman entre, elle est défaite, pâle, si silencieuse que nous en sommes tous inquiets.

Nous attendons son bon vouloir, va-t-elle nous parler ou la raison de ce déplacement subit nous sera-t-il dissimulé ?

Claude sort de la chambre et en regardant maman lui dit simplement : Léopold  Maman remue légèrement la tête pour acquiescer. Je ne comprends pas, pourtant, une forte émotion me saisit, mon cœur bat la chamade. La tension est trop forte. Je me retourne précipitamment lorsque maman se met à pleurer sans retenue. Au bout d’un moment, elle se mouche bruyamment, essuie les larmes qui se sont écoulées sur ses joues puis, elle se redresse tout en respirant un grand coup. Enfin, elle nous adresse la parole.

Léopold est mort   nous dit-elle dans un souffle.

 L’hôpital vient de me prévenir par téléphone, c’est pour cela que je suis descendue et que j’ai tardé à remonter, dit-elle encore,   je m’y attendais depuis longtemps, mais cela m’a fait un choc tout de même.

Elle ajoute : j’étais à son chevet il n’y a que quelques heures, il semblait aller si bien, bien mieux que d’habitude. C’était certainement le   mieux  avant la fin.

J’aurais dû rester près de lui plus longtemps. Je l’aurais soutenu dans ses derniers instants. Il est parti seul dans cet hôpital si triste, cela me rend encore plus malheureuse. Je reste silencieux.

La mort m’est étrangère. C’est trop abstrait, mon esprit n’arrive pas à se fixer sur la signification que cela implique. Je sens bien confusément devant l’émotion que suscite cette nouvelle que c’est un événement dont la gravité va implicitement changer le cours de ma vie. Cependant, je n’arrive décidément pas à en prendre la mesure exacte. Je pense à la sensation éprouvée au chevet de Léopold, elle me revient en mémoire, ce pourrait-il que mon subconscient ait pressenti ce qui vient de se produire ? En quelques instants, mes conflits, mes rancœurs, mon agressivité à l’encontre de mon beau-père me semblent bien peu de chose, balayés d’un seul coup, dérisoires, inconvenants, de trop.

Doucement, s’insinue en moi le souvenir du cimetière d’Azay sur Indre, le trou, le cercueil défoncé et ma peur. Celle-ci me reprend. C’est le mari de ma mère qui vient de terminer sa vie, comment vont se passer les choses maintenant que maman va être seule ? J’ai vu Léopold juste avant sa mort. Comme elle vient vite. Est-ce pour tout le monde pareil ? Pour moi, ce sera quand ? Je ne sens plus aucune odeur dans l’air, juste un peu d’amertume et beaucoup de tristesse. Des larmes me sont venues, discrètes et silencieuses, elles m’empêchent de voir si mes frères ont du chagrin.

Nous sommes tous assis autour de la table et nous mangeons une soupe dont la saveur ne laisse pas de trace et dont les gouttes qui retombent n’attirent plus l’attention de personne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans ROMAN

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