JEUX DANGEREUX

Publié le par Edouard de Chamboisson

Jeux dangereux

 

 

 

 

 

De mon temps dit le vieux Barthélemy, l’on se faisait annoncer lorsque l’on voulait entrer dans une chambre. Plus tard, l’on frappait discrètement à la porte pour faire croire que l’on ne voulait pas déranger. Maintenant, on frappe et on entre sans attendre de réponse. Demain ajoute Barthélemy, il n’y aura plus de porte et les voleurs viendront se servir tout naturellement et bien sûr, nous ne ferons rien pour les en empêcher car la loi sera faite pour leur protection.

Le vieux grigou apparaît dans cette dernière phrase, ainsi qu'un peu de sa lâcheté. Pourtant à voir les armes qui ornent ses murs, je doute qu’il ne fasse rien si un voleur venait à sévir dans son antre. Je ne prends pas pour moi cette dernière observation car en entrant, mon intention n’est pas le chapardage. En effet, seule ma curiosité est en cause. Je ne suis pas un voyeur, juste curieux de découvrir je ne sais quoi. Enfin, maintenant que je me suis introduit dans cette pièce et après en avoir fait le tour d’un regard attentif, j’ai du mal à comparer avec la vielle ferme de la grand-mère. Parce qu’ici, les pièces ont des portes, des fenêtres, du papier aux murs et des décorations brillantes et propres. Il me semble vivre dans un autre monde. Chez maman, les murs sont en peintures. Sa chambre n’est séparée de la salle commune que par un rideau et les lits cages de métal son cachés par des couvertures.

Les montants des lits sont collés au mur, dans l’endroit le plus sombre entre une petite armoire et un buffet de cuisine. Ce dernier sert également de desserte et de rangement pour les verres et les assiettes dans sa partie haute. Il fait également office de secrétaire pour le classement des papiers et des documents que maman entasse dans sa partie basse. Ainsi, trois mondes différents se dessinent dans mes observations. Barthélemy me fait sortir de mes pensées en me disant :

Tu es bien calme. Ton visage est tanné par la lumière et le soleil. Tu viens de la campagne et du grand air. Tu n’as pas encore pris la hardiesse de tes frères et de tes petits camarades de quartier, mais cela va venir sois en certain. Ne sois pas gêné ajoute-t-il, maintenant tu es entré et après tout, cela me fait une distraction. Sois le bien venu dans notre monde turbulent et mouvementé car demain dit-il, c’est toi et tes semblables qui le dirigerez. Pour moi ajoute-t-il encore, c’est bientôt fini, je vis déjà dans mes souvenirs. Mon père a soutenu et chéri Napoléon III, il a fait la guerre pour lui, jusqu’à Sedan en 70, j’avais treize ans, j'en ai gardé les souvenirs que tu peux voir pendus aux murs. Puis, je me suis adapté aux républiques et à leurs guerres meurtrières. Crois-moi mon enfant, roi, empereur ou président, tous veulent le pouvoir et ne souhaitent pas le partager. Nous en souffrons tous et tous en souffriront encore et encore. L’homme n’a pas évolué. Il restera toujours à l’âge de pierre. Il tirera les cheveux des femmes comme au premier jour, sans ménagement pour que son autorité ne soit jamais remise en cause. Bien sûr, ajoute-t-il; malgré leur résistance à la féminisation politique, ils céderont car les femmes sont tenaces.

Elles feront d'abord valoir leurs droits légitimes quant aux pouvoirs de décisions. Ensuite, elles s'imposeront car l'homme en négligeant ou en freinant l'épanouissement de leurs responsabilités se met en porte à faux.

Parce que, chaque soir il entre chez lui et son épouse l'y attend. Parce que les guerres décidées par les hommes ont fait mourir des femmes et des enfants en plus de nos soldats. Les femmes se trouvent devant de nouvelles responsabilités familiales qu'elles assument avec fermeté et conviction. Parce qu'elles sont les éducatrices de leurs enfants. Parce qu'elles ont participé aux devoirs de guerre, seules en assumant l'ensemble des responsabilités masculines, elles savent aujourd'hui qu'elles apportent la preuve de leurs capacités à participer à la vie active et pourquoi pas politique. Les femmes mon garçon sont autre chose que des peintures sur toiles exposées sur un mur de salon. Elles sont il est vrai trop souvent citées dans le dictionnaire comme des maries couche toi là ou des gourgandines telles que les Pompadour, Montespan et combien d'autres qui ne sont nullement représentatives des réelles qualités intellectuelles ou morales de l'ensemble des femmes de notre pays. Fort heureusement, Madame de Staël et plus proche de nous, Louise Michel que je mets en bonne place et enfin, Sarraute ainsi que Marie Sklodowsky, l'épouse de Pierre Curie ne manqueront pas de faire des émules. Elles nous apportent la preuve que l'homme, cet égoïste congénital devra tantôt faire une place à ses côtés à celles que jusqu'à aujourd'hui et probablement demain, il occultera afin de ne pas se retrouver trop rapidement dans l'ombre.

Aime ton pays mon garçon, il aura souvent besoin de toi, mais n’aime que lui car lorsque les hommes te demanderont de le défendre, ce sont leurs biens qu’ils chercheront à préserver, leur toute puissance et leurs acquis. Ils protégeront en t’envoyant à la mort leurs propres enfants et l’héritage qu'ils leur réservent.

Tu ne seras qu’un instrument, un faire valoir parfois car tu feras parti du nombre qu’ils avanceront en mathématique pour effrayer leurs ennemis et parfois leurs complices en politique. Cependant, jamais ils ne te laisseront t’approcher assez prés d’un pouvoir car leurs craintes sont trop grandes de perdre un sou sur les quatre qu’ils te laisseront pour vivre. Les pires dit-il encore ce sont ceux qui parlent pour le peuple. Ils le font pour préserver leurs faibles acquis. Ils refusent le progrès. Ils luttent de toutes leurs forces en se mentant à eux-mêmes contre une économie libre et productrice de richesse car la pauvreté est le terreau de la contestation, ils en font leurs chevaux de batailles.

Je n’ai pas tout compris de son discours mais j’y ai senti un peu de hargne, de rancœur mais aussi de tristesse. Je regarde les livres sur son étagère, il suit mon regard et ajoute :

Ha, tu regardes mes lectures, tu aimes lire, regarde, là à droite le premier livre c’est l’ Aiglon de Monsieur Edmond Rostand. J’ai vu la pièce au théâtre Sarah Bernhardt, il y a : il réfléchit quelques instants : cinquante-cinq ans, en mars et j’ai acheté le livre pour le relire parfois. J’ai quelques poésies, quelques articles de Chénier et des livres sans importances, Victor Hugo, Anatole France et cinq ou six autres.

Pour moi, c’est une bibliothèque doublement inaccessible, par sa hauteur d’abord et par son contenu ensuite parce que je sais à peine lire les illustrés échangés parfois avec mes camarades de classe. Subitement, mon attention est attirée par des claquements dans l'escalier, des galoches frappent les marches de bois à un rythme accéléré, un de mes frères certainement. Je profite de cet intermède pour prendre congé de Monsieur Barthélemy. Je le fais dans la précipitation de crainte qu'il ne tente de me retenir auprès de lui, ce qu'il ne fait pas. Maman a bien raison lorsqu'elle affirme que nous sommes bruyants quand nous montons les marches. Je ne m'en étais pas vraiment rendu compte avant cet entracte. C'est Jacques le responsable de cette bruyante manifestation.

Je referme la porte de la chambre du propriétaire lorsqu'il atteint le pallier sur lequel je me trouve. Le pallier est étroit, et assombri par le manque d'éclairage. Il est humide. Je sens que la porte du couloir est ouverte. Dans les courants d'airs circulent des odeurs de vieux murs et de graillons. Ces portes que l'on nous reproche toujours de laisser ouvertes ou entrouvertes. Celle de l'entrée que personne ne referme jamais derrière soi parce qu'elle laisse entrevoir un coin de lumière dans le noir. Celle de derrière, donnant dans la petite courette, là où sont les cabinets. Mais aussi parce qu’elle offre une possibilité de fuite en cas de danger.

Le danger ? Il est toujours présent dans ce couloir rebutant et détestable. C'est Léopold, mon beau-père qui la première fois m'a d'abord intrigué puis franchement fichu la pétoche avec ses histoires du père Lustucru.

C'est un homme du moins je le crois, toujours invisible et pourtant toujours présent dans les coins sombres comme ce couloir maudit mais incontournable. Ce couloir, c'est aussi le passage des ivrognes, ceux du café, ils vont titubants, surtout le soir, pour se soulager du trop plein d'alcool dans l'unique cabinet et le long des murs de l'immeuble. Mais comment savoir si c'est un soûlot ou le père Lustucru qui longe les murs. Car lorsque l'on ne voit que des ombres se mouvoir dans le noir et que l'on entend que des bruits sourds et indistincts, la chose est difficile. Que penser alors des bruits bizarres parfois, des souffles, quelquefois même des soupirs et des petits cris. Comment expliquer le nombre de précautions prises jour après jour pour passer cet obstacle obsessionnel, ce tunnel de toutes mes craintes et peut-être de tous mes péchés, car l'enfer doit ressembler à cela. Ce trou noir me semble tellement effrayant que je dois à chaque passage rassembler toutes mes forces et mes courages pour le franchir sans dévoiler mes frayeurs aux membres de ma famille si absente dans ces moments de panique.

Le fait de poser ma main le long des murs suintants d'humidité et de je ne sais quoi encore pour me repérer afin de ne pas me cogner ou de ne pas dépasser les escaliers, me fait dresser les poils sur les bras les soirs sombres, bien trop nombreux à mon goût. Je suis inondé de sueur froide difficilement supportable. Je n'arrive à me défaire de ce mal être qu'avec difficultés après avoir retrouvé mon calme lorsque mes craintes se sont enfin éloignées de mon esprit.

Ah, c'est toi, tu m'a fais peur, j'ai cru que c'était le vieux grigou me jette mon frère dans un souffle en passant devant moi à toute vitesse.

Il n'a pas ralenti son rythme, il grimpe quatre à quatre les marches de l'escalier sans vraiment se préoccuper du bruit qu'occasionne son escalade précipitée. Pour Jacques, c'est la dernière année d'école, il est en sixième, il passera son certificat d'études cette année puis, il ira travailler, mais pour l'instant, je pressens une agitation future. Le comportement de Jacques n'est pas coutumier. C'est un garçon plutôt calme à l'ordinaire. C'est pourquoi je m'empresse de le suivre à l'étage pour profiter d'un changement qui ne manquera pas de se produire dans notre train-train quotidien fait de petites histoires de gamins et du souci des adultes. Ceux ci d'ailleurs nous laissent trop souvent mariner dans d'interminables réflexions sur la responsabilité parents enfants mais aussi enfants parents. Ils nous font sans cesse réfléchir en aparté car, le seul espoir de réponse ne viendra que de notre conscience. C'est pourquoi, un intermède sous forme de surprise ferait bien mon affaire après mon "entretien" avec Monsieur Barthélemy et ses méditations débridées. Jacques a maintenant atteint la porte du domicile, il l'ouvre sur sa lancée, dans la même précipitation que sa montée galopante. Ce n'est pas un mouvement brutal, juste une maladresse due à l'empressement.

Ce faisant, il cogne malencontreusement le montant de la porte dans le mur en agrandissant ainsi l'emprunte de la poignée dans le plâtre derrière la porte d'entrée. Heureusement que Léopold n'est plus là car alors, Jacques devrait supporter l'intervention musclée de notre beau-père.

Toutefois, cet incident dont les conséquences auraient pu être dramatiques ont pour effet de calmer les ardeurs de Jacques du moins pour quelques instants car, celui ci ne se laisse pas gagner par la crainte d'un conflit hypothétique.

Jean Paul fait l'imbécile sur l'Avenue de la Marne jette-il dans un souffle qu'il n'a pas eu le temps de reprendre depuis son entrée fracassante. Puis c'est le silence car personne ne lui répond. Je suis entré derrière lui pour constater que nous sommes seuls dans les pièces, surpris même par le fait que, la porte n'ait pas été fermée à clef puisque la maison est vide. C’est encore une chance que maman ne soit pas arrivée en même temps que nous ! Jacques d'un coup laisse tomber la pression et son propos. Il me regarde et hésite. Va-t-il oui ou non m'en dire un peu plus sur son affirmation. Il aurait aimé j'en suis persuadé que ce soit maman son interlocutrice privilégiée pour cette information dénonciation. Ma présence n'est due qu'au hasard.

Je me doute après une courte réflexion que je suis certainement le témoin gênant de cette petite entorse au devoir de solidarité fraternelle. Le subit silence de Jacques en est la preuve.

Jean Paul s'est allongé dans l'Avenue de la Marne me dit-il enfin, dévoré par ce grand secret trop lourd à porter maintenant.

Il se couche sur la route pour obliger les camions des chantiers à ralentir et à freiner pour ne pas l'écraser puis il se sauve avant que les conducteurs ne le rejoignent à la descente de leur véhicule.

Un petit silence puis il reprend :

Il va se faire écraser. Les gens vont le voir. Ils vont le dire à maman. Il ne veut pas m'écouter. Il voulait que je le fasse avec lui. Ce n'est rien lui dis-je, il y a peu de camions, il ne passe presque jamais personne dans cette avenue, il a sûrement fait ça pour t'embêter et tu as marché, tu as même couru.

La porte s'ouvre à nouveau, c'est Jean Paul, il entre sourire aux lèvres et regard malicieux en fixant Jacques.

ça y est, tout le monde est au courant. Je savais que maman n'était pas là c'est pour ça que je t'ai fait le coup du camion. Je voulais savoir si tu le répéterais.

J'ai gagné.

Jacques est tout rouge, je vois ses poings se serrer et les jointures de ses doigts commencer à blanchir. Le conflit n'est pas loin. Cependant, Jacques se calme un peu. Il est plus petit que Jean Paul malgré ses deux années de plus. Jacques est prudent, malin et équilibré. Je suis certain que son niveau de raison le guide vers une solution provisoire en attendant probablement un moment plus propice au règlement de compte, ce qui ne manquera pas d'arriver à terme. Qu'il est parfois dur de porter certains fardeaux, je le sens bien chez Jacques, parce que me semble-t il, l'action de Jean Paul l'a amené à se poser un certain nombre de questions, tout comme je me les pose après cette manœuvre de J P. Par exemple, peut-on mettre en danger sa propre vie pour prouver ou se prouver je ne sais quelles intentions. La vie a-t-elle si peu d'importance dans ce monde citadin que l'on puisse la jouer à pile ou face ? Dans ma campagne, toutes formes de vie sont respectables et respectées.

Même les serpents, ces froids reptiles, symboles de tous les maux et de toutes les lâchetés, ont droit de vivre car il inspire plus que la crainte : le respect. C'est pourquoi je pense après une laborieuse réflexion que Jean Paul a tort et je le lui dis. Bien mal m'en pris, Jacques et Jean Paul d'un seul élan verbal me prennent à parti et m'abreuvent de propos indigestes.

De quoi te mêles-tu, c'est un problème entre lui et moi me dit Jacques.

Pour qui te prends-tu cul terreux on ne t'a rien demandé ajoute J P.

Devant cette avalanche agressive, je ravale mes propos et ma salive et je m'enferme dans un de ces silences où je me sens moi-même. Le calme est retombé dans la maison.

Je me suis enfermé dans la chambre du fond. Jacques et J.P sont dans la salle commune, sereins, comme si rien ne s'était jamais passé. Maman et Claude ne vont pas tarder à entrer. Maman de son travail à la CAMS juste à côté de notre domicile ce qui ne lui prend que quelques minutes. Claude de Groslay, à une dizaine de kilomètres, derrière Montmagny et Villetaneuse, chemin qu'il effectue en vélomoteur deux fois par jour. La faim calme aussi les accès de colère, les propos de mes frères laissent un mauvais goût dans mon esprit.

Que faut il retenir de cela : La provocation de J.P à la délation. La tentative de Jacques de faire cesser des jeux dangereux. Ma curiosité pour des événements en fermentations. Autant de caps, autant de possibilités, de réflexions sur chacun de ces sujets dont le schéma reste le même.

La prise de risque, la sécurité, la curiosité, l'ignorance ou tout simplement l'apprentissage de la vie. Au repas ce soir là, chacun a gardé le silence sur cette folie de J.P, moi parce que, je ne me sentais concerné en rien par les agissements des uns ou des autres, les propos de mes deux frères y étaient pour quelque chose. Jacques probablement parce qu'il se réserve pour une occasion plus directe. J.P parce qu'il gagne ainsi sur tous les plans. Comment en effet ne pas être satisfait lorsque, l'on passe à côté d'un sérieux problème qui aurait fort bien pu se terminer par une correction dont maman a le secret et nos fessiers les souvenirs. Tout de même, je ne cesse de m'interroger, comment Jean Paul peut-il avoir changé si vite.

Est-ce parce que Léopold a disparu qu'il se sent enclin à donner libre cours à son imagination débordante dans le domaine de la bêtise ou simplement parce que son heure est venue de faire la démonstration d'une sorte d'indépendance dont les risques seraient la pierre d'achoppement. Pour moi, Jean Paul est en train de prendre la mesure du degré de résistance de maman à ses frasques. Je ne crois pas à un calcul de sa part, mais plutôt à un comportement irraisonné dont la nature seule a le secret et celui-ci est bien gardé. Alors qu'en ce qui me concerne, je ne fais que l'effleurer, il me semble que ce problème dont je ne doute pas, sera un des mes prochains soucis dont je subirais les attaques. Je fais donc depuis ce jour attention aux pièges que la vie pourrait me réserver.

Je prends bien garde de ne pas me compromettre dans une histoire dont je serais le dindon de la farce ni d'intervenir dans les histoires créées par les uns ou simplement dû aux hasards.

Cependant, toutes ces réflexions sont de courtes durées, les enfants heureusement sont sinon oublieux des conflits du moins savent les enfouir dans leurs mémoires. Ainsi, quelque temps plus tard, un jeudi, jour de relâche à l'école, nous sommes Jean Paul et moi installés à la fenêtre de la chambre. Celle-ci donne sur l'avenue de la Marne et sur les jardins de nos voisins lorsque, je ne sais quelle folie nous prend. Nous jetons quelques mies de pain sur la toiture en zinc des voisins du rez-de-chaussée pour attirer les oiseaux du voisinage puis nous nous cachons pour en observer le résultat. Celui-ci ne se fait pas attendre, quelques instants à peine écoulés, les premiers piafs font leurs apparitions.

Les plumes grises des moineaux bien dodus et bien gras brillent au soleil. Elles forment des volutes et des angles divers pour choisir parfois en hésitant le lieu d'atterrissage sur les fines pattes de leur propriétaire. Ainsi, notre jeux a fonctionné, notre curiosité est satisfaite.

Maintenant, les oiseaux sont de plus en plus nombreux. Ils se chamaillent même pour s'approprier le plus imposant morceau de pain. Ainsi, nous prenons un malin plaisir à les gaver de boulettes de plus en plus belles, plus appétissantes, plus grosses, nous pensons que ces moineaux gourmands sont insatiables. Maintenant, des dizaines de volatiles voltigent et virevoltent sous nos yeux, ils se saisissent d'une mie ou d'un petit morceau de pain puis s'envolent pour le dévorer à l'abri des regards. Le moindre de nos mouvements provoque une brusque envolée, comme des vagues qui sans cesse arrivent puis repartent, accompagnées de piaillements ininterrompus.

Ce jeu sans nous lasser vraiment nous rappelle les pièges que Léopold plaçait dans le jardin pour attraper les merles mais parfois aussi les moineaux pour en faire soit des pâtés de merles, soit une délicieuse recette. Il prenait une grosse pomme de terre qu'il évidait. Il entourait le moineau plumé et vidé, d'une fine tranche de lard. Il plaçait le tout dans la pomme de terre et entourait cette préparation d'une ficelle nouée pour l'enfourner jusqu'à la cuisson dans le four préchauffé.

Les odeurs et le goût de ce met délicieusement fin ont de temps en temps apporté à nos jeunes années une sorte de réconciliation avec notre beau-père. Nous avons hélas vite oublié ces bouquets ! C'est pourquoi, ce jour là, encouragés par les souvenirs de ces arômes mémorisés, nous avons décidé de poursuivre notre jeu pour en faire une chasse et pourquoi pas un repas.

Il nous fallait des cartons que nous avons trouvés dans le local de Monsieur Barthélemy au rez-de-chaussée de l'immeuble. C'est Jean Paul qui s'est chargé de cette mission parce qu'il est incontestablement plus osé que je ne le suis.

Pendant ce temps, j'ai rassemblé quelques morceaux de ficelles que j'ai noués solidement ensemble pour en faire deux bonnes longueurs, puis j'ai découpé un bout de carton très rigide pour en faire un support.

Lorsque Jean Paul est revenu de son expédition, nous avons tiré au sort pour savoir lequel de nous deux irait sur le toit placer notre piège. J.P s'est trouvé investi de cette grande faveur car pour mener à bien notre entreprise, il fallait de l'agilité mais aussi de la rapidité et de la discrétion afin de ne pas attirer l'attention de nos voisins.

Des voisins de qui nous aurions provoqué la colère et par contre coup, celle de maman. Enfin, nous sommes fin prêt pour notre partie de chasse aux moineaux.

Nous avons donc attaché les ficelles aux cartons parce que, mieux vaut disposer deux pièges d'un coup, cela réduit le nombre de passages sur la toiture de zinc. Celle-ci est bruyante lorsque l'on marche dessus et puis, elle est fragile aussi et même si Jean Paul n'est pas lourd, le risque existe tout de même de la percer ou simplement de la déformer. Ainsi, le sort en est jeté. J.P met quelques poignées de pain dans les poches de son short et descend dans la cour. Il grimpe sur le petit appentis le long de la petite maison mitoyenne. Ainsi, il accède au toit de zinc très légèrement pentu. Je descends doucement les deux cartons en me servant des ficelles pour les déposer doucement sur la couverture. J'attends ensuite l'arrivé de J.P qui ne devrait plus tarder. Un étage nous sépare. Je dois laisser filer la corde pour que mon frère puisse installer dans les règles les pièges à moineaux. D'abord, il fixe les supports sous un côté des cartons pour que les oiseaux puissent passer en dessous. Il dispose ensuite quelques mies de pains autour des deux cartons puis enfin, il jette un petit paquet de pain en boulettes sous ces chausse-trapes pour entraîner les oiseaux dans nos pièges. Ceci fait, il se glisse en rampant vers l'appentis pour descendre du toit et venir me rejoindre. Alors commencent l'attente et le suspens. D'abord, il ne se passe rien et nous nous regardons surpris.

Nous surveillons en tous sens, sur les toits des alentours, les arbres de l'avenue, les murets ainsi que dans les buissons des jardins voisins. Nous n'apercevons pas le moindre petit piaf.

Enfin, un mouvement léger, un oiseau se risque à tourner autour du petit toit. Je le sens attentif et craintif, j'en suis persuadé, ce moineau analyse ce nouvel entourage. Nous baissons nos têtes pour que rien ne l'alerte et restons dans cette position un petit instant.

Doucement, nous ressortons la tête jusqu'aux yeux afin d'observer les mouvements de nos gibiers à plumes. Ils sont là. Ils tournent en cercle. Ils sont hésitants et enfin, l'un d'eux se pose sur le toit à quelques distances des cartons et de nos appas. Il est curieux mais pas encore assez courageux. Mon cœur bat très fort à ce moment. Je n'ose pas bouger d'un poil. Mon regard est fixe. Les yeux me piquent. Je suis à la foi impatient et comme les vrais chasseurs aux aguets, une réelle émotion m'étreint, lorsque plusieurs oiseaux se posent puis s'approchent en sautillant des premiers appas. Vont-ils avoir suffisamment confiance pour se risquer à piqueter le pain ? L'attente me parait interminable. L'envie me prend de me lever pour mieux voir car ma vision est restreinte avec la barre de fenêtre devant mon visage. Cependant, je résiste encore un moment, de peur de compromettre la réussite de notre entreprise. Doucement, je me lève, très doucement, afin que mon mouvement passe inaperçu. J.P fait la même chose, avec autant de précaution il me semble. Le spectacle est magnifique, des dizaines de petits moineaux picorent le pain étalé sur le toit et bientôt, seules restent les boulettes glissées sous les cartons. Les piafs hésitent longuement avant de se risquer à passer la tête d'abord puis la gourmandise étant la plus forte, à se glisser entièrement sous les pièges.

Pourvu que J.P ai mis assez de pain sous les cartons !

Ca y est, ils sont dessous. Nous ne nous regardons même pas, avec ensemble, nous tirons chacun une ficelle. Les deux cartons tombent, désolidarisés de leurs supports. Les pièges se sont refermés sur nos proies. Nous sommes rouges de plaisir et nos yeux brillent de satisfaction. Nous sommes fières de notre réussite. Cependant, il faut encore aller cueillir nos prisonniers. J.P file vers les pièges en dégringolant l’escalier pour se rendre sur le toit. Lorsqu'il est parvenu face aux pièges, il s'allonge et tente d'introduire une main à l'intérieur du premier carton, pour ce faire, il l'entrebâille légèrement. Un oiseau s'envole. Le passage est trop grand pour le retenir. Le piaf s'est glissé par cette petite ouverture avant que J.P ait pu retirer sa main et abaisser le carton. Jean Paul hésite maintenant à recommencer l'opération de peur de voir se renouveler la même mésaventure. En haut, j'ai les mêmes craintes. Je demande à mon frère de patienter un instant. Je cours dans la "cuisine" où j'emprunte un couteau ainsi qu'un torchon se trouvant sur l'évier. Je file à la fenêtre. J'enveloppe le couteau dans le torchon et j'envoie-le tout à J.P.

Fait un rectangle sur le haut de la boite en découpant trois côtés et passe la main par ce trou pour attraper les oiseaux on le refermera pour le prochain piège. J'avais vu faire cela en Touraine par les fermiers lorsqu'ils se rendaient à la foire pour vendre leurs poussins et j'ai pensé que c'était adaptable à notre petit manège. Le principe est bon. Nous avons ainsi attrapé trois moineaux pour la première tentative. Devant cette magnifique prestation, Jean Paul décide de recommencer l'opération à l'identique. Ainsi, complice, je l'observe réinstaller les pièges. Malheureusement, je ne suis pas le seul. En effet, dans la grande cour voisine, celle de l'usine CAMS où travaille maman, cela remue, des employés nous observent, J P sur le toit, accroupi et très absorbé par la mise en place des engins et moi, l'encourageant du geste et de la voix. Notre réussite nous a fait perdre les notions de prudence.

 Notre euphorie est devenue pourvoyeuse d'inconscience. J'ai vu ces manœuvres, ces mouvements, ces allées et venues dans cette cour si proche, mais jamais je n'ai imaginé que ces gens occupés au travail iraient prévenir maman. Bien mal m'en pris puisque, absorbé par la gymnastique de J.P, je n'ai ni vu maman ni entendu sa voix, une voix pourtant pleine de résonances et de force. Cependant, je suis tout de même troublé sans trop savoir pourquoi, mes gestes se sont ralentis et ma voix est devenue plus sourde, plus discrète, instinctivement. Je crois que, l'accent Alsacien de maman est le déclencheur de mon mal être. C'est probablement mon inconscient et cet instinct de garnement qui ont tenté de me prévenir d'une catastrophe éminente dans le brouillard euphorique de l'instant. Parce que tous les signes étaient rassemblés dans mon esprit, j'aurais du prendre garde, me méfier, réfléchir aussi à notre situation car, celle-ci nageait dans l'interdit le plus parfait. J.P et moi y pataugions avec délice et bonheur. Enfin, la voix pénètre mon conscient Gérard, Jean Paul, arrêtez tout de suite, nous réglerons nos comptes à mon retour du travail. D'abord, c'est le ton, il attire notre attention, puis c'est la sonorité, l'accent et enfin la direction. Nous sommes pris en flagrant délit, les mains dans le carton et à la ficelle, les pieds sur le toit de zinc.

Subitement la peur des représailles me serre le ventre. Ce n'est pas que maman soit violente ou brutale car ses interventions et Dieu sait qu'il y en a, sont rarement immédiates, elles sont presque toujours différées, séparées de nos actes. Ce sont en général les voisins qui l'informent de nos frasques lorsqu'elle entre du travail. C'est pourquoi elle n'a pas de réactions vives parce qu'elle a un temps mort entre le moment où elle reçoit l'information et celui où les coupables des méfaits sont face à elle.

Ainsi, quoique plus verbales que gestuelles, les remontrances et les punitions, exceptions faites des flagrants délits n'ont pas le caractère physiquement douloureux comme une claque sur le visage. Punition rare mais que nous ne pouvons jamais exclure et qui nous arrive parfois ou bien encore un coup de pied au derrière ce qui nous arrive souvent. Mais aussi comment faire pour rassurer une mère dont les enfants sont turbulents, inventifs parfois, inconscients toujours et trop souvent vifs à l'esquive.

Il y a bien la délégation des pouvoirs aux aînés, cependant, ceux-ci ont déjà leur propre vie. Pierre est parti vivre avec Gisèle. Claude fréquente Nadine qu'il rencontre lui-même en cachette de maman. Pour Jacques, à part le sport et ses copains, rien n'a d'importance alors que reste-t-il d'exploitable dans ce domaine sinon de responsabiliser le premier d'entre nous. Ce peut-être celui qui passe à portée de voix de maman lorsque se présente le moment fatidique de distribution des responsabilités. Imaginez les échappatoires qu'il nous faut trouver chaque matin, midi et soir pour se préserver de cette responsabilité dont personne ne veut. Ces délégations de pouvoir ne sont au goût d'aucun d'entre nous.

En effet, comment commander ou simplement surveiller ses propres frères. Devoir répondre aux questions embarrassantes de maman à ses retours du travail, des commissions ou d'une sortie. Est-ce que les parents savent que les enfants ainsi investis de responsabilités forcées, doivent rendre également des comptes au reste de la famille. Ce sont ceux là qui sont parfois incriminés dans une fronde ou des jeux interdits.

Est-ce que les parents savent qu'il faut parfois mentir pour éviter pire qu'une réprimande ? Que les règlements de comptes sont parfois plus violents qu'une petite claque de mère à son enfant.

Enfin, que le choix de la vérité n'est que rarement récompensé ? Nous remballons avec dextérité tout notre attirail, cartons, ficelles, cales et autres babioles, nous rangeons couteau et torchon en silence. Nous ne pensons plus qu'à ce qui nous attend au retour de maman. Heureusement, il nous reste quelques heures pour méditer sur nos actes. Pour moi, c'est simple, je ne regrette rien. En effet, à la campagne, mes nourrices auraient ri de me voir faire ces manœuvres pour la capture de quelques moineaux. Les échelles, les murets, les petits toits sont des endroits souvent utilisés pour les travaux de ferme.

C'est pourquoi ils ne sont pas considérés comme plus dangereux que de traverser la route du village ni plus risqués que de me laisser partir seul pour une partie de pêche au bord de l’Indrois ou de l'Indre. Pourtant, en ville, toutes ces choses simples d'une vie ordinaire en campagne sont interdites. Qu'il est donc difficile de faire la part des choses lorsque nous sommes enfants. Les adultes sont-ils vraiment justes envers les enfants en recherche de leurs identités ?

Qu'elle est la part de justice dans les décisions imposées parfois avec une autorité frisant la violence, qu'elle est celle de la bêtise, est-elle partagée ? Doit-on se soumettre aux exigences des uns et renier ce que l'on a déjà appris des autres ? Ne peut-on adapter nos connaissances à d'autres environnements et nos actes à d'autres vies dans d'autres temps ? Toutes ces questions et bien d'autres ont été les compagnes de mon existence d'enfant dont la maturité se trouve en décalage par rapport à celle de mes frères. Autant ils sont vifs à réagir devant un événement inattendu autant je suis lent dans les décisions à appliquer dans les mêmes circonstances. Rien cependant en apparence ne me différencie d'eux.

Je parcours mon chemin depuis que ma mère nous a réunis avec à l'esprit la volonté de rattraper ce que je pense être du temps perdu. Mais l'est-il réellement ?

Il me faut analyser mes acquisitions passées avec le comportement que l'on attend de moi dans cette seconde vie imposée dont je sens bien confusément qu'elle ne convient pas à mes affinités.

Au retour de maman, nous avons dû accepter les remontrances et les leçons sur la propriété, la sécurité, l'inconscience et l'inconstance, mais aussi sur la désobéissance et l'irresponsabilité. J'ai pour ma part mis longtemps à accepter ces propos dont la teneur ne s'adaptait pas toujours avec ma façon d'appréhender les choses morales décrites avec tant de conviction par une mère en furie. Cela me semblait disproportionné et injuste car était mis en doute ma compétence en matière de réflexion mais aussi de responsabilité.

Ma mère voyait dans nos actes des agissements criminels alors qu'il ne s'agissait que de jeux dont nous n'avions pas mesuré la dangerosité ni les conséquences directes.

Les enfants sont oublieux en général des dangers et en particulier des dernières punitions sans quoi bien évidemment, ils feraient plus attention dans le choix de leurs entreprises. Il est vrai que nous avions oublié le regard des voisins, la peur de l'accident, les mauvaises langues, et les mauvais esprits. Toutes choses dont les paysans, mes anciens précepteurs, ne prenaient pas le temps d'appliquer. Il est probable qu'ils avaient bien d'autres chats à fouetter. La nature est une école bien plus profonde et initiatrice que tous les discours humains dont l'essentiel repose sur le regard probatoire ou réprobateur des concepts de l'homme. Il est tellement plus simple de sanctionner plutôt que d'expliquer !

La nature se suffit à elle-même, elle s'adapte à chacune des variantes climatiques.

Elle reproduit envers et contre tous l'origine de ses essences pour se prémunir contre l'intelligence de l'homme, son unique prédateur.

Il est celui dont le but est de créer une société organisée. Il suppose que son monde est parfait parce qu'il s'aveugle en se voilant l'esprit pour mieux dissimuler ses incompétences mais aussi ses ignorances.

Publié dans ROMAN

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