LA FETE A LA CITROUILLE 2/2

Publié le par Edouard de Chamboisson

 

La pièce dans laquelle nous sommes installés pour le repas est vaste, rectangulaire et de plafond haut. Ses poutres de chêne massif, taillés à la serpe et à la hache, portent les traces de coups de cognées. Elles sont imprégnées du travail bien fait sur la surface des plus massives d'entre elles. Quelques clous à grosses têtes sont plantés de-ci delà, comme pour marquer le temps égrené par les générations et les jambons fumés pendus pour les nourrir. La cheminée à grand foyer avec son conduit de cuivre martelé, souvenir offert par l'ancien forgeron d'Azay, du temps de feu le père Epaux. Les murs plâtrés, teintés d'un jaune moutarde. La chaleur que dégagent les grosses bûches. Les craquements des escarbilles de bois rougi éclatants sur le sol, donnent une impression de bien être dans cet intérieur familial. Les adultes parlent de la pluie et du beau temps, des voisins, de la factrice et du coquassier dont la venue est annoncée, de la foire de Dolus dans deux semaines, du décès de la vielle garde-barrière. Ils s'interrogent pour essayer de deviner l’identité de sa remplaçante. Qui prendra place dans la petite maison du passage à niveau du Haut de Chamboisson ? Ils parlent aussi du curé et de la Sidonie sa bonne avec un drôle de sourire aux lèvres.

La grand-mère affirme que je ferai ma communion en mai, et mon baptême fin février :Si la mère n'envoie pas les papiers de Paris, dit-elle. La grand-mère est volubile, certainement pour remercier monsieur Epaux pour son repas. Comme les questions me concernent, je reste attentif aux propos tenus, même si ceux ci sont plus murmurés que franchement énoncés J'apprends ainsi les intentions de l'instituteur. Il souhaiterait me voir continuer mes études à Loches et pour cela il va demander une bourse en ma faveur.

C'est-y pas malheureux, un enfant de rien plutôt qu'un de nos enfants,  souligne la grand-mère :

Ma Gisèle est bien aussi capable que ce drôle, affirme-t-elle encore. Monsieur Epaux ne dit rien, il se contente de jeter un regard sur la grand-mère et de le prolonger jusqu'à moi, il me semble pourtant voir derrière cette neutralité une sorte de ride de désapprobation, mais je n'en jurerais pas. En levant les bras au ciel, la grand-mère semble s'emporter, elle parle d'un ton plus haut, d'une voix désabusée, accompagnée d'un mouvement de lèvres sceptique et quelque peu dégoûté :

Je ne comprends pas ce qu'ils lui trouvent tous, le curé m'a également demandé de parler à la mère du drôle, il voudrait en faire un séminariste et pour cela, le mettre dans une école religieuse à Amboise. Tous les frais seraient pris en charge par l'archevêché, mais avant cela, il faut que le gamin ait fait sa communion.

Les époux Epaux me regardent en souriant, et s’adressent à la grand-mère :  Et le gamin, qu'est ce qu'il en dit ?

La grand-mère hausse les épaules : Bout, fait-elle, c'est point à lui de décider ce genre de chose, la mère ne s'en occupe quasiment jamais, et lui ne s'intéresse qu'aux jeux alors, le jour venu, s'il vient jamais, c'est moi qui déciderai. Quand même, remarque monsieur Epaux, faut prévenir la m'an.

Pour quoi faire, rétorque la grand-mère, elle m'a confié l'enfant, j'en fais ce que je veux. Monsieur Epaux sourit en affirmant à la grand-mère que c'est son affaire après tout.

Je reste sur ma faim non sans m’interroger intérieurement sur ma condition de pantin. Madame Epaux se lève de table et tout en débarrassant les couverts et les assiettes, nous dit que les enfants sont fatigués: Je vais servir le dessert, après cela je les mettrai au lit et nous pourrons continuer de parler.

Il est vrai que si les Epaux ne reçoivent pas plus de monde que la grand-mère, ils doivent s'ennuyer, seuls et isolés comme ils le sont. De la route, on ne voit pas la ferme. Il faut donc venir chez eux uniquement par nécessité. D'un coté, le chemin par où nous sommes arrivés. Au milieu des taillis et de la route, une haie de grands touffus et entre la route et eux, plusieurs rangées d’arbres et de d’arbustes sauvages dissimulent la maison aux regards des passants peu nombreux sur cette petite route. Madame Epaux avec un regard malicieux vers son mari affirme sérieusement qu'il passe plus de trains que de bonshommes et que c'est bien car cela fait moins de bruit et que, ainsi, on est point interrompu à tout moment. Pour les potins dit-elle encore, elle se rend à la foire de Loches chaque mois et chez Pirot une fois la semaine. Comme à chaque fois que les gens parlent en ma présence, la question est la même :

Pourquoi as-tu mis de l'eau dans le lait ?

Je suis toujours aussi surpris, car à chaque fois, je dois faire des efforts pour oublier cet épisode de ma jeune vie et à chaque fois, les gens me ramènent dans ce cauchemar d'où je voudrais bien sortir définitivement. Ce n’est pas trop pour l’acte lui-même que pour les expressions sur les visages lorsque l’on m’interroge, c’est cette attente gourmande, elle me crucifie. Cette fois ci pourtant, un je ne sais quoi flotte dans l'air.

Peut-être est-ce dans le ton, dans la façon ou bien encore dans la réaction de la grand-mère, aussi, pour une fois je l’observe sous un angle différent.

Toujours est-il que ce jour là, je comprends qu'en réalité, si la question m'est posée, elle s'adresse en fait à la grand-mère, à n'en pas douter. Celle-ci en est parfaitement consciente et répond en balbutiant qu'elle n'a toujours pas compris les raisons de cet acte enfantin. Je me sens plus léger, plus libre d'un seul coup. Je remercie intérieurement la famille Epaux, elle m'a fait comprendre une des subtilités de la vie et certaines contradictions dans les propos de personnages hauts en couleurs comme Monsieur Epaux. Contradictions car, lorsque celui-ci disait le matin : Quand je m'adresse au charcutier, ce n'est pas à l'andouille de répondre, il m'a semblé cette fois-ci qu'il s'est adressé à l'andouille et que c'est le charcutier qui a répondu, de peur certainement que l'andouille n'accepte plus de jouer le mauvais rôle que son entourage lui prête. Après cette intrusion de Monsieur Epaux dans notre vie privée, la grand-mère montre des signes d'impatience. Le café est servi et l'on me met une tasse malgré les dénégations de la grand-mère. Monsieur Epaux pense qu'à mon âge, si l'on fait le travail des champs, l'on a aussi droit à certaines satisfactions. A condition bien évidemment ajoute-t-il qu'on soit apte à les apprécier d'une part, et à en définir les limites d'autre part. En fait, cette circonstance me marque parce que, Gisèle n'a pas eu le même traitement de faveur que moi. Pourtant, elle est mon aînée, en dernière année d'école, dans la dernière division. C'est, comme dit Pirot, le commerçant ambulant dont le magasin se trouve à Dolus "bientôt une fille à marier".

C’est un homme de quarante ans, célibataire endurci, brun, trapu, gros avec des lunettes d'écailles et des verres si épais, que l'on voit derrière les verres deux gros yeux prêts à sauter tellement il sont grands et ronds.

Les gens disent "qu'il a les yeux plus grands que le ventre". Bon à marier dit la grand-mère, un parti intéressant insiste-t-elle, même s'il n'est pas beau.

Elle dit encore que l'argent fait oublier bien des défauts et puis aussi que dans nos campagnes, les princes charmants sont tellement rares que les crapauds font l'affaire, ces boniments sont sans réelle malice, ce ne sont que des expressions, elles entretiennent les conversations.

Le café est chaud, mais l'arôme ne ressemble en rien aux senteurs du café que nous prépare la grand-mère, et franchement, je ne saurai dire lequel des deux est le plus agréable à mes narines. Je n'ose pas demander à Madame Epaux si elle prépare le café comme celui de la grand-mère, en le faisant mijoter directement sur l'eau frissonnante en y ajoutant quelques grains d'orges grillés. J'aurais pu regarder, mais j'étais trop occupé à écouter les propos que tenaient les convives sur ma petite personne. Tout en disposant sur la table, devant moi, un petit verre, plus petit qu'un verre à eau, Monsieur Epaux me demande de me servir. Il me montre une bouteille de verre blanc, dans laquelle se trouve un liquide légèrement teinté, d'un coloris transparent. Une liqueur jaune pastel tirant sur le brun très clair. La grand-mère s'y oppose mollement de la main en s'accompagnant de la voix : Non, non, il n'en a jamais bu, il est trop jeune.

Comment, demande Epaux, et l'hiver, pour descendre à Azay, jamais une petite goutte ?

C'est vrai, répond la grand-mère, j'oubliais que pendant les grands froids, je leur donne un réchauffant, mais pas plus d'un ou deux mois.

Monsieur Epaux rit quelques instants et affirme:

Gérard est mon invité, il va faire sa communions, quelques jours d’avances ne vont pas lui nuire.

Il me verse un demi-verre de" niôle", il passe ensuite au verre de la grand-mère, au sien, à celui de sa femme, puis il en propose à Gisèle. En acceptant, elle murmure doucement, mais un peu seulement.

Les voix me parviennent filtrées et un peu sourdes, certainement parce que je suis fatigué. Je n'ai pas l'habitude de veiller si tard et puis, les ombres des têtes des chenets ondulent selon le bon vouloir des lueurs des flammes de la cheminée, elles me bercent inconsciemment.

A la fête, aux drôles et à nous tous.

Le maître de maison lève son verre et attend que nous l'imitions. Gisèle et moi surveillons les gestes de la grand-mère pour prendre exemple et nous trinquons en choquant nos verres les uns contre les autres. J'observe Monsieur Epaux et je l'imite en portant le verre à mes lèvres et en buvant par petites saccades les trois quarts du contenu de mon verre. Le goût est bon, le breuvage est sucré mais un peu fort, cela sent les fruits, une sorte de mélange de pommes, de poires et de prunes. Le breuvage me brûle un peu, un sucre doux semble faire épaissir ma langue lorsque le liquide s'écoule sur les papilles. Dur et doux à la fois, j'éprouve des sensations goutteuses pour le palais et en même temps, je ressens quelques brûlures désagréables dans les joues et dans la gorge. On dirait du jus de fruits très fort, du sirop de je ne sais quels fruits. Mon verre est vide, c'est le seul à l'être.

Gisèle me regarde avec des reproches dans les yeux, je hausse les épaules car, je ne comprends pas la raison de son comportement. Monsieur Epaux pendant ce petit intermède a de nouveau empli mon verre et comme, j'ai trouvé le breuvage à mon goût, je bois le verre d'un trait. La chaleur en montant me brûle la poitrine quelques minutes plus tard et ouvre mes inquiétudes.

Dans un premier temps, mon corps tout entier se réchauffe, ensuite, mes jambes seulement puis, mes bras et enfin, ma tête. Soudain, une bouffée de chaleur part des épaules, passe par le cou, envahit les oreilles en les chauffant au passage avant d'embuer mes yeux et de se nicher sous les cheveux à m'en faire tourner la tête. A ce moment, je ne suis plus sûr de rien car la maison bouge. Le sol semble se dérober sous mes pieds. En effet, les murs me semble-t-il ne sont plus ni droits ni à leur place. Les deux tableaux fixés au mur tout à l'heure étaient séparés par une petite étagère, maintenant les tableaux se  chevauchent et l'étagère a disparu. La cheminée était seule, elles sont deux à présent et bien pis encore, les voix se mélangent pour ne plus faire qu'un seul bruit, un brouhaha qui passe d'une oreille à l'autre. Ma vue est embuée et je ne distingue plus les détails. J'ai la tête si lourde qu'il me semble que je vais m'endormir. Je résiste à cet engourdissement, et pour ce faire, je me force à garder les yeux ouverts en écarquillant les paupières à m'en faire mal. Je pose mes coudes sur la table et je laisse ma tête s'appuyer entre mes deux mains disposées en entonnoir. C'est le trou noir.

Gérard, on y va

C'est la grand-mère, elle me secoue comme elle le ferait à un prunier cela me fait sortir de ma léthargie.

Tout surpris, je tente de me lever, hélas, mes jambes se refusent à me porter, j'ai beau essayé de m'aider de mes bras, il n'y a rien à faire. Monsieur Epaux me soulève en me prenant sous les aisselles, je me sens décoller du sol violemment puis reposé doucement sur mes deux pieds. Monsieur Epaux garde les deux mains tendues dans la crainte de me voir chanceler et tomber. Il faut que je fasse un effort terrible pour rester en équilibre.

Je vacille et Monsieur Epaux demande à Gisèle de me soutenir et il l'aide à passer son bras sous le mien, ce qu'elle fait de mauvaise grâce. Elle me bouscule brutalement en marmonnant que je suis un saouleau et un bon a rien.

Cela va s'arranger dehors, la fraîcheur va le remettre sur pieds en quelques minutes.

C'est Madame Epaux, elle semble sure de cela et comme je me sens vraiment mal, je prie le bon Dieu pour que ce vœu se réalise rapidement. Au bout de quelques instants de marche, Gisèle me pousse sur le bas côté en me lâchant et je m'écroule tout près du fossé au  bord de la voie du chemin de fer. Je me sens bien, il ne fait pas froid, j'ai toujours chaud à la tête et aux jambes, je n'arrive pas à comprendre le mouvement brusque de Gisèle. Je ris intérieurement en pensant:  Je vais pouvoir enfin dormir tranquillement! C’est pourquoi je m'étire pour trouver la meilleure position de sommeil. Une vive douleur sur le côté me convie abruptement à ouvrir les yeux.

Il fait nuit noire et je suis surpris d'apercevoir Gisèle ainsi que la grand-mère penchée sur moi, je m'assieds et je me frotte le côté douloureux, un peu hébété, sans vouloir comprendre ce qui m'arrive.

D’où vient ce choc ?

Debout ivrogne me crie Gisèle en me tirant par la main qu'elle a saisie alors que la grand-mère l'aide en tirant sur l'autre main. Remis sur pieds sans ménagement, les souvenirs me reviennent. Je suis debout, les genoux un peu flasques, mais je suis debout et je me tiens seul, droit comme un I, le regard fixe, la tête vacillante. Les deux femmes avancent devant moi et d'un pas hésitant, je suis le mouvement, léger et insouciant, j'entame la chanson du furet : Il court, il court le furet, le furet des bois mesdames, il court, il court le furet des bois jolis. La grand-mère et Gisèle, comme si, elles s'étaient consultées, d'un même élan, me lancent à la figure : Le furet court peut être bien, mais toi, si tu ne te dépêches pas de marcher, on ne t'attendra pas. Je me frotte encore une fois le côté car il me lance légèrement. Je me demande laquelle des deux femmes m'a donné ce coup de pied pour me réveiller.

Mais est-ce bien pour me réveiller que la coupable a commis cet acte ? Nous sommes enfin arrivés à la fermette Les femmes m'y ont précédé. Parce que, à partir du passage à niveau, à la sortie du village, sur la route étroite de pierres blanche, éclairée par une petite lune, mes zigzags cahotants d'un côté à l'autre ont rallongé et le temps et mon chemin. Je parcours mes derniers pas en titubant, mon regard tel celui d’un hibou, fixé sur l’ampoule de la cour, allumée à mon intention par les deux femmes. Pataud le chien vient me renifler puis, en tirant bruyamment sur sa chêne, regagne sa niche. Je passe le pas de la porte sans un mot, je me déchausse puis je me glisse sous ma couette.

Mes derniers souvenirs sont pour la grand-mère et Gisèle car j'ai toujours une douleur sur le côté, mais aussi une blessure à l’esprit qu'une bonne nuit de sommeil me fera oublier.

Demain, elles vont râler !

 

 

 

 

Publié dans ROMAN

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