LE PREMIER TEMPS

Publié le par Edouard de Chamboisson

 

 

Le premier temps

 

 

 

 

 

 

Un matin d'apparence semblable à tous les matins du mois d'août, la grand-mère me retient après le petit déjeuner. Elle entreprend de m'inspecter de la tête aux pieds. Tout d'abord, elle ausculte mes oreilles, les dirigeant en me faisant pencher la tête vers la lumière pour y voir je ne sais trop jusqu'où. Ensuite, elle me fait tourner sur moi-même pour regarder la propreté de mes pieds et de mes jambes, elle contrôle mes mains puis mes doigts ainsi que mes ongles. Enfin, après avoir jeté un œil sur ma tenue vestimentaire, situation rarissime, exception faite je crois du jour de ma communion il y a quelques mois. La grand-mère se saisit d'un peigne et après m'avoir mouillé les cheveux en me mettant la tête sous le robinet, au-dessus du bac à évier d'où elle laisse un instant couler un filet d'eau froide, elle me coiffe. Mais quel événement doit-on fêter ? Je suis intrigué. Je n'ai rien deviné de ce qui se prépare et je me sens lésé. J'aurais aimé poser la question à la grand-mère mais celle-ci ne m'en laisse pas le temps. Parce que, dès qu'elle a tiré mes cheveux sur l'arrière d'un dernier coup de peigne, elle achève son travail en me les collant d'une application de ses deux mains sur mon crâne. Mes cheveux encore mouillés donnent ainsi l'impression d'être gominés. Bien sûr, ce leurre ne durera qu'un temps, les boucles naturelles ne tarderont pas à reprendre leurs plis dès que le soleil les séchera car ma coiffure alors ne sera plus qu'un souvenir.

La grand-mère m'expédie d'une bourrade en direction de la porte. Tache de rester propre me dit-elle. Sans demander mon reste, je file, déçu mais curieux. Déjà je songe à Gisèle. Comment vais-je pouvoir la convaincre de me dire à quoi riment ces préparatifs ? Je m'embusque dans un recoin de la cour et patiemment, j'attends qu'elle veuille bien se montrer. Le soleil est sur la ferme des Harnois, il doit donc être dix heures. Il fait bon. La chaleur est partout. La rosée a laissé son humidité sur le toit de la niche à Pataud.

Le soleil se reflète sur cette nappe d'eau miniature, elle semble s'évaporer. Les plantes en fleurs sont largement ouvertes. Elles parfument l'air du suc de leurs couleurs vives et variées. Distrait par mes pensées, il me faut un certain temps pour entendre les raclements de la chaîne du chien. Celle-ci se déroule doucement, en se frottant sur le sol légèrement rocailleux au rythme de l'avancée de l'animal vers une présence imaginaire, en direction de la route. Si le chien est là, les chèvres le sont aussi me dis-je. Je me dirige alors vers l'écurie pour en avoir la confirmation. Elles sont toutes là, elles n'ont pas été mises aux champs. La grand-mère leur a donné du foin et un peu de verdure. Elle a dû aller couper quelques fourrages de bonne heure ce matin, car, la faux garde encore les marques verdâtres du trèfle, celui du petit carré dans le fond du jardin. Mais quel est donc cet événement qui bouleverse toutes les habitudes de cette maison ? J'ai comme des picotements dans le cou, ils semblent circuler le long de ma colonne vertébrale et un léger mal de tête me prend sans que j'en connaisse la cause. Cependant, une sorte d'inquiétude sourde envahit doucement ma raison.

Elle fait palpiter mon cœur, comme cela, sans motif apparent, sur le rythme d’une musique inconnue.

Ma solitude dans ce petit matin ensoleillé et chaud me crispe, il semble qu'un ou plusieurs éléments m'ont échappé ou alors, pis encore, qu'ils m'ont été dissimulés.

 C'est pourquoi, un début de panique menace de me gagner. Ce pourrait-il que par-devers moi, les deux femmes de la maison aient manigancé quelques mauvais coups pour me mettre à mal ? Pourtant, c'est une impression de déjà vécu. L'heure me réconforte un peu, l'époque, les gestes, les comportements. Ma mémoire me joue des tours. Je n'arrive pas à mettre un nom à la chose, d'autant que la grand-mère en ce moment même lave la maison à grande eau. Elle repousse sans délicatesse un liquide visqueux et légèrement brunâtre sur le pas de la porte, d'un coup de balai autoritaire. Seuls les grands visiteurs ont droit à ces égards, le Notaire, l'Instituteur, le Curé et... ma mère. C'est cela, c'est ma mère, elle vient. Je m’explique les sensations bizarres ressenties un peu plus tôt. Deux ans, deux années déjà se sont écoulées depuis la dernière visite de ma mère. Une mère que je n'arrive pas à appeler maman parce qu'elle a toujours été loin de moi, de mes regards, de mes maux comme de mes questionnements. Parce que ses visites sont rares, et brèves. Parce que son image est devenue imparfaite au fil du temps, incomplète, aussi plate qu'une photographie sans âme et sans réels contours. La couleur de ses yeux et mon propre visage sont les seules références emmagasinées par ma mémoire dont l'essentiel de son effort prioritaire est d'apprendre. Heureux, je suis heureux, car, il règne en ces lieux un désordre inhabituel causé par la venue de ma mère.

Je serai pour ce jour un fils. Ma famille sera présente, représentative. L'illusion de ressembler à tout autre va disparaître pour laisser la place au concret, aux traces sur le sol, aux déplacements d'air, aux couleurs de la vie, au cœur battant. Les bruits sourds de délations insidieuses et pourrissantes vont disparaître. Si ma mère vient, je serai moi. Elle sera la mère du Parisien, du Parigot. Ma mère enfin ! Mes colères et mes idées de revanches si souvent ressassées à l'encontre des enfants mes semblables vont s'évanouir.

Elles ne seront plus que bêtises que repousseront mes bras lorsqu'ils s'ouvriront pour saisir à bras le corps cette mère qui me manque et qui m'obsède à force de l'espérer. Mais serai-je assez fort, assez courageux, assez intrépide pour lui faire la démonstration de cette affection si souvent imaginée dont je n'ai à ce jour pu faire étalage. Gisèle sort de la maison et se dirige vers la grille d'entrée ou de sortie, c'est selon. Je m'avance vers elle dans l'intention de l'interroger, mais elle ne me laisse pas faire trois pas. Sa main mise en avant, relevée à angle droit au bout de son avant bras, la paume face à moi, elle bloque par ce signe mes envies de questions. Elle ouvre la porte, la passe et se dirige sans rien dire vers la ferme des Harnois. Déçu, et ne sachant comment occuper mon inaction tellement je sens de contradictions en moi, je me dirige vers le jardin. Faute de savoir les raisons de cette agitation soudaine, au moins, je me donne le temps de réfléchir : Mais à quoi ? Si mon apparence calme peut tromper mon monde, c’est parce que, l’habitude m'est prise de ne pas montrer les marques que font les brimades ainsi que les déceptions ordinaires.

Il faut que je m’avoue pourtant mon impatience de savoir s’il s’agit d’un jour de fête ou d’un jour ordinaire. Si c'est un jour ordinaire, je le comblerai par des jeux naturels et des regards d’envies sur les beautés d’une nature généreuse et compréhensive qui ne m’a jamais déçu. Cependant, je vais bientôt savoir si ma mère est d’accord pour mes études, et ma communion. Je vais avoir des nouvelles de mes frères, de Jésuine peut-être. J’ai des milliers de questions à poser car, je viens de basculer subitement dans un monde désappris parce que les jeux d’enfants, la nature humaine, les tracasseries, l’école, les travaux des champs me l’ont fait oublier à ma grande honte. Mais peut-être est-ce pour ne pas que j’en souffre. La grand-mère m’appelle. Je la rejoins dans la maison sans me presser. Le carrelage brille de mille feux. Je regarde les maisons par la fenêtre, elles bordent le chemin. Je les trouve belles. Fanny ta m'man va venir ce matin, le père Harnois est descendu à Azay pour la chercher. Tu vas rester propre, je ne veux pas qu'elle pense que je m'occupe mal de toi ! *Ecoute bien mon gars, on va lui faire une bonne blague à ta m'man, tu vas te cacher. J'ai un petit recul que la maligne grand-mère aperçoit. "Enfin" me dit-elle, si tu ne l'aimes pas ça ne fait rien. Je baisse la tête sans répondre. La grand-mère enchaîne :En te mettant sur le mur au-dessus de la pompe, tu verras tout, ce sera rigolo. Elle va t'appeler et tu attendras que nous soyons rentrés pour venir nous rejoindre. Pour la satisfaire et puis aussi pour me rendre intéressant aux yeux de ma mère, je hoche du bonnet sans la regarder. Va jouer et surtout n'oublie pas dès que tu entends la charrette, tu vas te cacher.

Je suis impatient de voir maman aussi, je m'installe dans le jardin, sous le cognassier, à l'abri du soleil. De là, j'ai une vue bien dégagée jusqu'à la petite côte, à mi-chemin de Chamboisson et du château. Ainsi, je verrai l'équipage avant d'en entendre les bruits et j'aurai largement le temps d'aller me dissimuler dans ma cachette. Il ne passe jamais personne sur cette route de pierres blanches c'est pourquoi il n'est pas nécessaire de porter une attention soutenue à ma surveillance. Tous les mouvements seront détectables sur l'horizon. La route est si étroite au centre de ces champs. De chaque côté, elle est entourée de blés et d'orges dorées par ce soleil de Touraine dont les rayons échauffent progressivement les rosées matinales comme pour ne pas brûler les grains de céréales, nourriture des hommes et des bêtes. Je suis comme à mon habitude en train de rêvasser lorsque j'entends l'écrasement des petites pierres blanches sur la route par les bandes métalliques des roues de la charrette du père Harnois. Je crois également entendre le piétinement d'un cheval sur la chaussée.

Je lève mon regard et je constate que le petit groupe se trouve déjà dans la descente devant chez les Robineaux. Je pars comme un cheval emballé pour monter sur mon mur, juste face à la porte de la maison, au-dessus de la niche du chien. Je me dissimule derrière les feuilles vertes du figuier et des lilas. De mon poste d'observation, je vois maman descendre de la charrette. Elle se saisit d'une valise et de deux cabas puis se dirige vers la porte que tient grande ouverte la grand-mère. Gisèle se tient derrière sa mamie, souriante.

Où est Gérard demande maman avec son accent venu d'Alsace.

Ho, il ne doit pas être loin lui répond la grand-mère, il était là il y a peu de temps.

Et elle ajoute vous savez Fanny, à cet âge là, les enfants sont dissipés.  Bien sûr, il ne va pas tarder, ne vous faites pas de soucis Fanny, le gamin vous aime bien.

J'entends toute la conversation depuis mon perchoir et je me demande si l'idée de me dissimuler est aussi bonne que la grand-mère l'a suggérée. J'aurai aimé être présent à son arrivée. La grand-mère a t elle fait cela pour s'amuser ? J'ai des doutes, j'aimerai embrasser ma mère ! La grand-mère a remis cela, elle vient de me refaire le coup du lait. Quelques larmes coulent sur mes joues parce que, à cet instant, je m'apitoie sur mon sort. Je n'ose pas bouger pour les essuyer de crainte de me faire remarquer. J'entends résonner des pas de sabots dans la cour voisine, c'est Simone. Elle lève  son regard sur moi et m'aperçoit. "Que donc tu fais sur ton perchoir ? C'est ta m'man qui vint d'arriver. Cours vite lui souhaiter le  bonjour. C'est pour toi qu'elle est venue de si loin" !

Je ne lui réponds pas mais je pense : Quel triple buse je fais ! J'attends encore un peu puis, je descends enfin de ma cachette afin de rejoindre le groupe. Arrivé au sol, j'hésite car j'ai honte de mon comportement. Que va dire maman dois-je lui avouer que je me suis caché ou au contraire lui mentir ?

La grand-mère m'a mis dans une situation compliquée. Je me glisse discrètement vers le jardin et je passe au dessus du fil de fer, celui du côté de la route, pour aller dans le chemin des guérets reprendre un peu de ce courage qui me manque pour affronter ma mère maintenant que j'ai raté son arrivée.

Les pierres des maisons sont irrégulières, elles semblent posées les unes sur les autres, sans joint pour les maintenir. Elles sont marquées par le temps, brunies par le soleil. Celui-ci a cuit le dépôt des vents qui ne savent pas ce que deviennent leurs otages d'un moment, dispersés au gré de leurs caprices. Les verdures montent du sous-sol au-dessus de la terre, elles entourent les demeures. Leurs irrégularités marquent la fin de l'écoulement des eaux du ciel en descendant du toit, le long des murs jusqu'au sol. La pluie tombée se laisse glisser, entraînée par son poids pour laisser son empreinte dans un sillon. Celui-ci ne laisse entrevoir que quelques pierres blanches. La terre a été projetée au loin en les découvrant. La marque est ainsi faite, c'est la bordure du toit, la place de la maison. Pas de barrière, un puits dans chaque cour, des portes ouvertes, des jardins colorés sont la marque des temps. Mille odeurs naturelles parfument l'environnement. Elles viennent du sol et se mélangent à celles transportées par les petits courants d'airs. Ils se faufilent entre maisons et granges. Elles se faufilent enfin entre arbres et plantes en leur empruntant au passage quelques arômes qu'ils dispensent généreusement sur leur parcours à ceux ou celles qui veulent s'en saisir. Les chevaux hennissent d'impatience, ils piaffent, le père Harnois dirait qu'ils sentent l'écurie. Je sursaute, mes réflexions m'ont fait oublier le temps. Je fais demi-tour en toute hâte. Le soleil est presque arrivé au zénith. Je presse le pas. Dans la cour de ferme, il n'y a pas un mouvement. Tout le monde se trouve probablement dans la maison. La porte est ouverte comme d'habitude. J'entre. La grand-mère et Gisèle sont assises, silencieuses. Elles me regardent lorsque je passe la porte. Je ne reconnais pas la vivacité de leur coup d'œil. Le regard est inanimé, sans vie. Je tente d'apercevoir ma mère tout en sachant déjà qu'elle n'est pas dans la pièce, celle-ci est trop petite pour y trouver une niche où se cacher. Elle est déjà repartie, je n'aurai jamais dû m'éloigner, elle a certainement pensé que j'étais un mauvais fils ! Je suis désespéré, elle était là, et je l'ai laissé partir sans lui parler. Elle est sûrement partie à cause de moi.

La grand-mère a raison, je ne suis qu'un mauvais drôle. Cependant, je ne me sens pas coupable, peut-être simplement trop obéissant. Je pense que j'aurais dû forcer la porte quand ma mère était là. J'aurais dû braver le courroux de la grand-mère. Je le ferais la prochaine fois !

Où est maman ?

Je pose la question aux deux femmes silencieuses depuis mon entrée dans la maison.

Cela a l'air de les réveiller, c'est la grand-mère qui m'explique : Ta m'man va r'vindre, elle est partie chez les Harnois pour commander des lapins. Vins çà ajoute-t-elle, approche que j'te parle. Ta m'man a décidé de t'emmener avec elle à Paris.

Tu pars ce soir, Gisèle et moi avons déjà préparé tes effets, tu vas nous manquer, regarde donc Gisèle, elle en a perdu la parole, ça fait six ans qu't'es avec nous, t'es un peu mon drôle, et comme un frère pour Gisèle. Elle nous a point prévenu ta m'man. J'croyais bin qu'tu frais tes études chez nous autres, à Loches, j'comprends point.

La grand-mère donne vraiment l'impression d'être catastrophée.

Ses yeux sont brillants, elle se lève, s'approche, me serre dans ses bras à m'en faire mal, m'embrasse puis me serre à nouveau dans ses bras. Gisèle a la tête basse, elle essuie un de ses yeux avec son point droit et renifle sans discrétion. Elles sortent un mouchoir et se mouchent bruyamment puis c'est le silence à nouveau. Je suis saisi, les deux femmes sont tellement abattues que je ne comprends pas. Elles devraient être contentes, elles n'auront plus de reproches à me faire. Je baisse la tête car je sens venir les larmes. C'est à mon tour d'être silencieux maintenant car j'ai peur de perdre sur le chemin du foyer familial une partie de moi et de ne jamais retrouver ma route pour un retour vers mon enfance. Pourquoi leur dire, que je suis heureux de partir ? Je sais bien qu'elles vont me manquer, comment leur expliquer.

Pour moi, c'est un nouveau départ, je vais enfin pouvoir connaître mes frères, ma famille, être auprès de ma mère que je ne connais pas. J'ai eu treize ans en juin et je n'ai vu ma mère que quatre ou cinq fois depuis mon septième anniversaire. Paris, la grand-mère en parlait avec admiration, cela me paraît si loin d'ici. Nous prenons place dans la remorque de Monsieur Harnois que tire un de ses jeunes chevaux. L'équipage fait route vers Azay sur Indre, au rythme des sabots de l'animal. Les fers martèlent la chaussée de pierres blanches. En nous projetant de temps en temps quelques éclats de silex que nos mains chassent d'un revers. Lorsque nous arrivons à l'arrêt du car, je reconnais Madame Berthaux. Elle attend maman en tenant Gilbert par la main. Je regarde mon frère avec surprise car je croyais que toute la famille serait réunie à Paris. Je le scrute aussi avec intérêt parce que, je ne me souviens plus très bien de lui. Nous étions trop jeunes dans le midi pour être définitivement marqués par nos physionomies. Il est dit que je ne pourrais pas d'un regard embrasser l'ensemble de ma famille avant longtemps.

Mais, quelles surprises me sont donc encore réservées, où donc est Charles, le verrai-je seulement ? .Je pensais être le seul à vivre coupé de mes racines. Gilbert est la preuve du contraire. Sa présence pour mon départ est peut-être un signe du destin. Un au revoir n'est pas un adieu.

Nous avons pris l'autocar rouge de la société Couderc jusqu'à la gare de Tours. Nous sommes passés par la petite Suisse, véritable paradis des pêcheurs, le long de l'Indre. Nous traversons d'abord Reignac et sa laiterie, imposante bâtisse à la sortie du village. Nous longeons Courçay, ses deux ponts, son moulin et sa boulangerie pâtisserie. Courçay est un paysage de rêve, cascades, plans d'eau, place boisée et bords de rivière sinueux.

Enfin, nous abordons Cormery et les vestiges de son abbaye du VIII Siècle que l'on aperçoit furtivement face aux cafés de la petite place, juste avant l'unique pont jeté négligemment entre les deux rives de l'Indre. C'est ma dernière vision de ce cours d'eau.

J'ai dit ce jour là adieu à ses herbiers, ses poissons et ses prairies. Enfin, le car attaque la côte de Truyes, maintenant aucun retour en arrière n'est possible. Nous avons pris le train. J'ai regardé les locomotives et leurs fumées, les centaines de wagons arrêtés le long des quais, les gens endimanchés et leurs bagages hétéroclites. Le voyage m'a paru long. Maman a beau m'expliquer que la région parisienne est belle. Elle n'a plus prononcé le nom de Paris le reste du voyage.

Elle m'explique que là où nous allons, c'est la campagne. Il y a des champs de pommiers et de poiriers à perte de vue. La Seine est un grand fleuve me dit-elle. Cependant, je n'arrive pas à imaginer cette campagne. Je suis certain qu'elle ne ressemble pas à la mienne. La description que m’en fait ma mère m’éloigne de celle de mes souvenirs, déjà ! Je ne me sens pas trop bien, j'ai l'estomac noué et la tête lourde, j'ai du mal à respirer. Le wagon fait du bruit, les roues cognent sans cesse contre leurs butoirs et les patins de freins. Les voyageurs parlent fort pour couvrir les bruits. En fait, tout le monde parle en même temps.

 Je ne sais pas comment me mettre ni comment faire pour trouver un peu de paix et penser à tout ce qui s'éloigne si rapidement de moi. Les sièges sont durs. Le 151 est un autobus à plate forme ouverte à plein air. Il dessert la ligne Porte de Paris à Enghien. C’est ma première expérience dans ce type de véhicule.

Le chauffeur et le contrôleur sont en uniforme bleu. Ils portent une casquette. L'autobus fait un bruit d'enfer, les banquettes en bois dur et brillant sont glissantes comme une flaque d'eau gelée. J'ai beau tenir les accoudoirs de métal, je suis trimbalé d'un côté à l'autre du siège à chaque virage pris par le véhicule. Les gens montent et descendent à chaque arrêt. C'est pis que sur un manège de fête foraine. Toutes les minutes, au départ, le contrôleur tire sur une chaîne au bout de laquelle est fixé un manche en bois lisse qu'il saisit à pleines mains et qu'il manipule avec force. Il donne l'impression de vouloir arracher ce bout de bois ce qui déclenche un tintement aigu dans la cabine du chauffeur. Celui-ci est isolé du reste de l'autobus par des grosses vitres et démarre au signal ainsi donné.

Je n'ai jamais vu autant de monde aux arrêts des cars, même pour aller à la foire de Loches où je me suis rendu une fois avec la grand-mère. Tout le long du parcours, nous roulons sur des routes goudronnées bordées par des arbres, entourés à leur pied par des grilles de métal, prison de la nature en ville. Je ne vois pas de terre, car, à côté du métal, ce ne sont que pavés et plaques de ciment. Ma mère me dit que ce sont des trottoirs, pour les piétons, pour ne pas se faire renverser par les automobiles et les camions. C’est vrai, ils sont si nombreux que j'ai depuis longtemps arrêté de les compter. Pour moi, c'est un monde nouveau, bruyant, mouvementé. Maman m'avait parlé de campagne et de champs, alors que depuis la descente du train à Paris "Saint-Lazare", je n'ai vu que des maisons serrées les unes contre les autres. Mais aussi des usines avec des cheminées immenses rejetant des fumées dans le ciel, noires comme celles des incendies. Ce ne sont que des magasins de toutes sortes plus nombreux que les étales des commerçants à la foire de Loches. J’y vois des grandes vitrines bariolées, éclairées comme des sapins de Noël. Les gens sont partout, ils marchent sans jamais s'arrêter sur des trottoirs sans fin, longs et larges comme des allées de château sans arbre. Cette activité trépidante m'inquiète déjà. Comment vais-je pouvoir vivre à cette vitesse avec autant de gens autour de moi? Enfin, maman prépare les sacs et la petite valise avec mes effets, quelques shorts, du linge de corps et des chaussettes, peut-être un ou deux pulls. Je porte aux pieds mes seules chaussures, les bottes sont restées à Chamboisson, Gisèle les portera quand les siennes seront usagées.

Pour Paris a dit ma mère, les bottes ne sont pas nécessaires, en ville, on ne porte que des chaussures ou des brodequins. Je prends la valise car ce sont mes affaires et j'attends bien sagement devant la chaîne sur la plate-forme. Le contrôleur a mis sa main sur l'anneau de fermeture, il fait office de sécurité. Il ne l'ôte que lorsque l'autobus est totalement immobilisé. Je saute la grande margelle pour quitter le car et j'attends que ma mère descende à son tour. Elle le fait à reculons, en se retenant aux montants de bois semblables à des rampes d'escalier. Elles sont disposées de chaque côté de la plate-forme. Le bois est brillant, lustré par les nombreuses mains ainsi que par les vêtements qui s'y appuient et s'y frottent à longueur de journée. Maman pose un instant les sacs sur le trottoir. J'en profite pour regarder le contrôleur tirer sur son cordon de sonnerie. Dès que le son retentit, l'autobus démarre après avoir bruyamment fait grincer le levier de frein pour débloquer les roues et craquer la boite de vitesse. Il nous laisse ma mère et moi sur le large trottoir alors que nous le regardons s'éloigner avec ses bruits. L'arrêt se trouve juste devant mon futur domicile. Ma mère me le désigne du doigt.

C'est une grande bâtisse de trois étages. Elle est grise, enserrée entre d'autres grandes bâtisses semblables. Au rez-de-chaussée, un bar entièrement vitré, avec en façade, un panneau peint en bleu sur lequel on peut lire HOTEL BAR DU DEPOT. Sur le côté droit, une petite porte sombre, coincée entre le bar et le mur de la maison voisine. C'est l'habitation du garagiste Jacquot et de sa plantureuse femme blonde. Sur la façade, trois rangées de petites fenêtres devant lesquelles sont installées des barres en fer forgé, comme des rampes de sécurité. Sur ma droite, deux pompes à essence surmontées chacune de deux grands bocaux de verres et équipées de leviers pour pomper le carburant dans les cuves placées sous le trottoir. Le bureau du mécanicien fait l'angle de l'avenue principale et de l'avenue de la Marne. Maman s'engouffre par la petite porte. Je la suis. Le couloir est si sombre que je dois m'arrêter pour adapter ma vue au faible éclairage. Les murs sont noirs et rapprochés. Je suis oppressé. Je ne vois pas le bout de cet étroit espace tellement il fait sombre. Je tremble car la fraîcheur est tombée sur mes épaules, d'un seul coup. J'ai peur. Que vais-je trouver au bout de ce couloir éclairé par une ampoule si faible qu'elle n'arrive même pas à me faire une ombre ! Sa faible lueur ne dépasse guère quelques pas. Mes yeux me piquent, je tremble d’humidité, les murs de pierres peintes ressemblent à un tunnel sentant le renfermé et le pipi de chat. Dehors, il pleut à verse, les trottoirs vont être nettoyés, mais il restera les flaques. Ici, l’eau ne sert à rien, elle va aux caniveaux puis retourne aux fleuves sans imprégner la terre et le seul abri est ce couloir dont je ne vois pas la fin dans une pénombre stressante. A l’étage, une femme élève la voix, il semble que ce soit contre son mari. Maman me dit que c’est un petit homme malingre et pâle, silencieux et discret comme les hommes venus d’Algérie.

Il est venu pour chercher du travail sur un sol qu’il a défendu avec son courage, son sang et son patriotisme. Sa femme, Madame Billy est une forte femme, elle travaille chez Bannier, les confitures. Elle le mène à la baguette me dit encore maman. J’imagine l’homme, le dos courbé sous l’avalanche de mots. Les termes parfois grossiers, une diction des faubourgs, un discours souvent poissard et toujours vexant.

Son regard doit-être fixé sur le sol et la pensée tournée vers le désert ensoleillé d’où lui est venue la vie. Il y serait probablement un seigneur s’il s’y était marié. Au lieu d’une femme acariâtre, quelques épouses soumises seraient aux petits soins pour le père de leurs enfants. Le vrai désert pour lui, c’est probablement cette absence de respect pour l’homme qu’il est dans cette ville aux multiples facettes. Au rez-de-chaussée, au bout du couloir, la porte vient de s’ouvrir à la volée. Soudain, la lumière extérieure projette une ombre gigantesque sur le mur. Mes terreurs du noir et de ses mystères m’assaillent une fois encore jusqu’à ce que Madame Jacqueline, la locataire « du bas » me rassure en m’apercevant tassé contre le mur sombre du couloir dans un silence têtu.

Redevenu courageux, je me précipite dans l’escalier et monte au second étage derrière ma mère dans la chambre d’hôtel où je me sens protégé. Décidément, ce couloir ne m’apporte que des désagréments. Je sais que je ne pourrais pas faire autrement que de le franchir pour chacune de mes évasions vers la nature et la vie, ce que je reconnais le mieux.

Publié dans ROMAN

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